Peut-être que c'est la racine qui façonne l’Homme et évidemment pas ni la race ni le sang. La terre et les esprits qui l’habitent façonnent l’Homme qui s’y arrête assez longtemps plus que l’Homme ne façonne la terre.
Les villes sont posées provisoirement sur le dos de la terre et les Hommes qui foulent ce béton restent sans racine. Vivraient-ils même 150 ans au même endroit, les Hommes qui foulent l’asphalte sont des exilés tristes, hors sol, des Ulysse inconscients de leur nostalgie d’Ithaque, ce lieu où leurs pieds touchaient la terre et leurs mains l’arbre, la roche, le sable, l’eau. Ce lieu où chacune de ces choses vibrantes porte un nom, raconte un morceau d’histoire. Ce lieu où l’esprit touche l’humus et l’humus est vivant.
L’échec des intégrations c’est peut-être l’impossible reliance de l’exilé déraciné. Déraciné du lieu qu’il a quitté, pas encore lié au genius loci des éléments qui font battre le coeur de sa terre d’accueil.
C’est dans ce no man’s land du "Ni d’ici, ni plus de là" que souffre l’exilé et ni le sang ni la spiritualité monothéiste et aérienne ne pourront consoler ce manque d’humus. Ils seraient bien plutôt ce qui maintient le tragique. En gardant l’exilé lié à des racines aériennes, des illusions de racines, il se dessèche comme l’arbre sans terreau.
La terre et ses esprits façonnent le terrestre qui s’y pose. Celui qui ne l’accepte pas est condamné à une vie d’errance, fut-elle immobile dans une ville, comme un Ulysse qui erre sans Ithaque, perdu. Parce que l’erreur est de croire qu’Ithaque se trouve à Ithaque Alors qu’Ithaque -mais j’aurais pu l’appeler Jérusalem ou Samarcande - c’est ici où je pose mon chapeau et ici quand je mets mes mains dans l’humus et dans les feuilles séchées et que je touche les racines de l’arbre qui y respire. Et ici quand je respire ce même air que lui, buvant la même eau et que je deviens
Sapin, chêne ou fougère en Ardennes, Olivier, hêtre ou fougère à Samothrace
Tourbe, bruyère ou fougère en Irlande
Séquoia, érable ou fougère dans le pacifique Nord-ouest
Bambou, cerisier ou fougère au Japon Être Fougère, mandala, à la fois lignée verticale témoin venant d’un lointain passé et horizontale chez elle partout d’Est en Ouest
L’errant est le jouet de Pothos l’éternel nostalgique de là où il n’est pas, dont la seule consolation est de considérer son errance éternelle comme une aventure aux parfums de parc d’attraction...
Comme en écho, quelques jours plus tard, je lis V. Despret qui dans "Habiter en Oiseau" dit:
« L’oiseau possède son territoire parce qu’il est possédé par lui. Il a approprié son existence aux nouvelles dimensions que propose le territoire, parce qu’il est possédé par lui [...] La possession désigne tout autant le fait d’être possédé que de posséder [...] Avec les actes de territorialisation, il s’agit de transformer l’espace non tant en "sien", mais en "soi". [...] Ils deviennent donc d’autant plus territorialisés qu’ils sont le territoire."
( Vinciane Despret, "habiter en oiseau" 2019, Actes Sud. Page 122)
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