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Writer's pictureChristian Poelmans

Manifeste de la Montagne Sombre

Updated: Apr 8, 2021


Il y a maintenant quelques temps je suis tombé au hasard des mes déambulations virtuelles sur un texte étrange, radical qui s'intitulait "The Dark Mountain Manifesto". Je l'ai dévoré, il m'a passionné puis il m'a hanté. Il s'agissait d'un manifeste écrit par deux activistes écologistes britanniques qui proposaient une vision bien noire de notre monde moderne, mais qui faisait écho avec mon propre sentiment diffus. Une fois passée l'impression de désespoir, quelque chose se passe, comme lorsque l'on souffle une bougie qui vous éclaire dans la nuit, l'opacité du noir se dilue et on commence à distinguer des formes floues, des ombres, puis la vue s'adaptant à la pénombre on se surprend à voir avec précision, et même très loin à l'horizon. Et on s'étonne ensuite de sentir en soi une intuition forte, une confiance qui prend forme et qui donne envie de suivre l'écrivain Paul Kingsnorth et son partenaire Dougald Hine lorsqu'ils nous invitent de manière radicale à renoncer aux histoires du mythe moderne du progrès qui nous a éclairés jusqu'ici nous enflant d'une hubris suicidaire. Il est question de reprendre notre place dans la grande fresque de la création à côté - et non au-dessus - des autres formes de vie de la planète et de commencer à raconter une nouvelle histoire qui ébranle ce qui a constitué la base de l'histoire de l'humanité depuis trop longtemps c'est-à-dire le matérialisme, l'individualisme, l'anthropocentrisme et l'absence de sacré. Kingsnorth et Hine ont depuis des années maintenant rassemblé dans leur communauté virtuelle des artistes visuels, écrivains, mythologues, écologistes radicaux qui s'engagent à raconter autrement notre histoire, à faire acte de mythopoièse collective pour proposer un autre scénario à notre civilisation que la fuite en avant dans un anthropocène suicidaire.

Sur leur site on trouvera leur manifeste ainsi que les productions du réseau d'artistes engagés dans ce mouvement. En attendant la création d'un nouveau site internet sur lequel figurera cette traduction, je vous propose ici leur manifeste en français.

DÉCIVILISATION - LE MANIFESTE « DARK MOUNTAIN » OU « MONTAGNE SOMBRE »,

Paul Kingsnorth, Dougald Hine

(traduction C. Poelmans)

Réarmement Ces grands et mortels mouvements vers la mort : la grandeur de la masse Fait pitié à un fou,

Une déchirante pitié Pour les atomes de la masse, les personnes, les victimes, donne un air monstrueux À l’admiration de la beauté tragique qu'ils construisent. C’est beau comme une rivière qui coule ou le mouvement lent D’un glacier sur la paroi rocheuse d’une haute montagne,

Destiné à raser une forêt, ou comme le givre en novembre, La flamboyante danse-de-mort dorée des feuilles, Ou une fille dans la nuit de sa virginité consommée, saignant et donnant des baiser. Je brûlerais ma main droite dans un feu lent Pour changer le futur ... je devrais agir bêtement. La beauté de l’homme moderne Ne réside pas dans les personnes, mais dans le Rythme catastrophique, les masses lourdes et mobiles, la danse des Masses menées par le rêve vers le bas de la montagne sombre. Robinson Jeffers, 1935 I MARCHER SUR LA LAVE La fin de la race humaine sera qu’elle finira par mourir de civilisation. Ralph Waldo Emerson Ceux qui sont les premiers témoins de l'effondrement social extrême décrivent rarement une profonde révélation sur les vérités de l'existence humaine. Ce qu'ils mentionnent, si on leur demande, c’est leur étonnement de constater combien il est facile de mourir. Le tissage d’une vie ordinaire, dans lequel tant de choses restent semblables d’un jour à l’autre, cache la fragilité de son tissu. Combien de nos activités sont rendues possibles par l'impression de stabilité que le tissu donne ? Tant qu'il se répète, ou varie avec une constance suffisante, nous sommes en mesure de planifier le lendemain comme si toutes les choses desquelles nous dépendons et auxquelles nous ne pensons pas trop attentivement seront toujours là. Lorsque le pattern est brisé, par la guerre civile ou une catastrophe naturelle, par les petites tragédies qui déchirent le tissu, nombre de ces activités deviennent alors impossibles ou vides de sens, alors que simplement le fait de satisfaire les besoins que nous avions considérés comme acquis peut occuper une grande partie de nos vies.

Ce dont les correspondants de guerre et les travailleurs humanitaires témoignent, ce n'est pas seulement de la fragilité du tissu, mais également de la rapidité avec laquelle il peut se décomposer. Au moment où nous écrivons ces lignes, personne ne peut dire avec certitude où l’effilochage du tissu commercial et financier de nos économies s’arrêtera. Pendant ce temps, au-delà des villes, l'exploitation industrielle incontrôlée effiloche la base matérielle de la vie dans de nombreuses parties du monde, et malmène les systèmes écologiques qui la soutiennent.

Aussi précaire que soit ce moment, la prise de conscience de la fragilité de ce que nous appelons « la civilisation » n'a cependant rien de nouveau.

« Peu d'hommes se rendent compte, écrivait Joseph Conrad en 1896, que leur vie, l'essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces, ne sont que l'expression de leur foi en la sécurité de leur environnement. » Les écrits de Conrad présentèrent la civilisation exportée par les impérialistes européens comme étant à peine plus qu'une illusion réconfortante, non seulement dans le cœur obscur et invincible de l'Afrique, mais aussi au sein des sépulcres blanchis de leurs propres capitales. Les habitants de cette civilisation croyaient « aveuglément dans la force irrésistible de leurs institutions et de leurs mœurs, dans la puissance de leur police et de leur opinion », mais leur confiance ne pouvait être maintenue que grâce à la solidité apparente de la foule des croyants partageant les mêmes idées autour d’eux. Hors les murs, la nature est restée aussi proche de la surface que le sang sous la peau, bien que le citadin ne soit plus équipé pour y faire face directement.

Bertrand Russell s’inspira de la vision du monde de Conrad, suggérant que le romancier « concevait la vie humaine civilisée et moralement acceptable comme une marche dangereuse sur une mince croûte de lave à peine refroidie qui à tout moment peut casser et laisser les imprudents se noyer dans des profondeurs de feu. » Ce à quoi Russell et Conrad voulaient en venir, c’est à ce simple fait que tout historien pourrait confirmer : la civilisation humaine est une construction intensément fragile. Elle est construite sur à peine plus qu’une croyance : la croyance en la justesse de ses valeurs, la croyance en la force de son système de droit et d'ordre, la croyance en sa monnaie et surtout, peut-être, la croyance en son avenir.

Une fois que la croyance commence à s'effriter, l'effondrement d'une civilisation peut devenir inévitable. Les civilisations, tôt ou tard, meurent ; c’est autant une loi de l'histoire que la gravité est une loi de la physique. Après la chute, il reste un mélange sauvage de débris culturels, de gens confus et en colère dont les certitudes ont été trahies et pour finir il reste aussi ces forces qui ont toujours été présentes, plus profondes que les fondations des murs de la cité, à savoir le désir de survivre et de chercher du sens.

* C’est, semble-t-il, au tour de notre civilisation de faire l'expérience de l'appel du sauvage et de l'invisible ; c’est à notre tour d'être pris de court au contact de la réalité sauvage. Il y a une chute qui se prépare. Nous vivons dans une époque où les contraintes familières sont expulsées et les fondations s’effondrent sous nos pieds. Après un quart de siècle de complaisance, dans lequel nous avons été invités à croire en des bulles qui n’éclateraient jamais, des prix qui ne chuteraient jamais, voici la fin de l'histoire, voici le reconditionnement brut du triomphalisme du crépuscule victorien de Conrad – Hubris rencontre Nemesis. C’est une histoire humaine familière qui se joue maintenant. C'est l'histoire d'un empire qui se corrompt de l'intérieur. C'est l'histoire d'un peuple qui a cru, longtemps, que ses actions n’avaient aucune conséquence. C'est l'histoire de la manière dont ce peuple va faire face à l'effondrement de ses propres mythes. Il s’agit de notre histoire.

Cette fois, l'empire en train de s'effondrer, c’est cet empire inexpugnable de l'économie mondiale et ce meilleur des mondes de la démocratie du consommateur forgé partout en son nom. À l’invulnérabilité de cet édifice, nous avons accroché les espoirs de cette dernière phase de notre civilisation. Maintenant, son échec et sa faillibilité rendus visibles, les élites du monde se démènent frénétiquement pour mettre en place une machine économique de secours, machine dont, depuis des décennies, on nous disait qu’elle avait besoin de peu de contrôle car la freiner signerait sa perte. Des sommes d'argent gigantesques y sont injectées afin d'éviter une explosion incontrôlée. La machine tousse et les ingénieurs se mettent à paniquer. Ils se disent que, peut-être, ils ne la comprennent pas aussi bien qu'ils l'avaient cru. Ils se demandent s'ils la contrôlent un tant soit peu ou si, peut-être, ce ne serait pas plutôt elle qui les contrôle.

De plus en plus, les gens sont inquiets. Les ingénieurs se rassemblent en équipes rivales, mais aucune des équipes ne semble savoir ce qu'il faut faire et ne semble être très différente l’une de l'autre. Partout dans le monde, le mécontentement se fait entendre. Les extrémistes aiguisent leurs couteaux et s’avancent alors que la toux de la machine et son bégaiement laissent voir les insuffisances des oligarchies politiques qui affirment avoir tout en main. Les anciens dieux montrent leur tête et les vieilles recettes refont surface : la révolution, la guerre, les conflits ethniques. La politique telle que nous l'avons connue chancelle, comme la machine qui avait été construite pour la soutenir. À sa place, pourrait facilement naître quelque chose de plus primal, qui battrait d’un cœur sombre. Alors que les sorciers de la finance perdent leurs pouvoirs de lévitation, que les politiciens et les économistes peinent à fournir de nouvelles explications, nous commençons à prendre conscience que derrière le rideau, au cœur de la Cité d'Émeraude, ne se trouve pas la main invisible, toute-puissante et bienveillante qu’on nous avait promise, mais tout autre chose. Quelque chose qui serait responsable de ce que Marx, écrivant peu de temps avant Conrad, avait décrit comme « l'incertitude et l'angoisse éternelle » de « l’époque bourgeoise » ; une époque où « tout ce qui est solide fond dans l'air, tout ce qui est sacré est profané. » Ouvrez le rideau, suivez le mouvement infatigable des dents et des roues jusqu’à sa source, et vous trouverez le moteur de notre civilisation : le mythe du progrès. Le mythe du progrès est pour nous ce que le mythe des prouesses du guerrier divin était aux Romains, ou le mythe du salut éternel était aux conquistadors : sans lui, nos efforts ne peuvent être maintenus. Sur le socle de la chrétienté occidentale, le siècle des Lumières, dans son moment le plus optimiste, traça une vision d'un paradis terrestre, vers lequel les efforts humains guidés par la raison calculatrice devaient nous mener. En suivant ces recommandations, chaque génération devait avoir une vie meilleure que la vie de ceux qui l’avaient précédée. L'histoire devient un escalator, et le seul chemin mène vers le haut. À l'étage supérieur se trouve la perfection humaine. Il est important que cela reste juste assez inaccessible afin de maintenir la sensation de mouvement. L'histoire récente, cependant, a donné à ce mécanisme quelques méchants coups. Le siècle passé nous a trop souvent menacés d’une descente aux enfers, plutôt que de nous rapprocher du paradis terrestre promis. Même au sein des sociétés prospères et libérales de l'Occident, le progrès n’a pas su, à bien des égards, nous livrer la marchandise. La génération actuelle est manifestement moins satisfaite, et par conséquent moins optimiste, que celles qui l’ont précédée. Les gens travaillent de plus longues heures, avec moins de sécurité et moins de chance de laisser derrière eux le milieu social dont ils sont issus. Ils craignent la criminalité, la rupture sociale, la surexploitation, l'effondrement de l'environnement. Ils ne croient pas que l'avenir sera meilleur que le passé. Individuellement, ils sont moins soumis aux classes et conventions que leurs parents ou grands-parents, mais plus limités par la loi, la surveillance, l'état proscription et l’endettement personnel. Leur santé physique est meilleure, leur santé mentale plus fragile. Personne ne sait ce qui va arriver. Personne ne veut regarder.

Plus important que tout, il y a une obscurité sous-jacente à l'origine de tout ce que nous avons construit. En dehors des villes, au-delà des frontières floues de notre civilisation, à la merci de la machine, mais pas sous son contrôle, se trouve quelque chose que ni Marx, ni Conrad, ni César, ni Hume, Thatcher ou Lénine n’ont jamais vraiment compris, quelque chose que la civilisation occidentale – elle qui a établi les conditions de la civilisation mondiale – n'a jamais été en mesure de comprendre, parce que pour le comprendre elle aurait dû saper, irrémédiablement, son propre mythe, quelque chose sur quoi cette mince croûte de lave tient en équilibre, quelque chose qui alimente la machine et tous les gens qui la dirigent, et qu'ils se sont tous entraînés à ne pas voir.

II LA MAIN COUPEE Alors quelle est la réponse? Ne pas être dupe des rêves.

Savoir que les grandes civilisations se sont effondrées dans la violence, Et que leurs tyrans sont venus, de nombreuses fois avant.

Lorsque la violence ouverte apparaît, l’éviter avec honneur ou choisir La faction la moins laide ; ces maux sont essentiels. Garder sa propre intégrité, être miséricordieux et intègre

Et ne pas souhaiter le mal ; et ne pas être dupe

Des rêves de justice universelle ou de bonheur. Ces

Rêves ne se réaliseront

Pas.

Savoir ceci, et savoir qu’aussi laides que semblent les parties

L'ensemble, lui, reste beau. Une main coupée

Est une chose laide tout comme l’homme dissocié de la terre et des étoiles

Et de son histoire ... pour la contemplation ou en fait ...

Apparaît souvent atrocement laid. L'intégrité est

La totalité,

La plus grande beauté est

La Totalité organique, la totalité de la vie et

Des choses, la divine beauté

De l'univers. Aime cela, pas l'homme

En dehors de cela, sinon tu partageras les confusions pitoyables de l'homme,

Ou tu te noieras dans le désespoir quand ses jours s'assombriront. Robinson Jeffers, «la réponse»

Le mythe du progrès repose sur le mythe de la nature. Le premier nous dit que nous sommes destinés à la grandeur; le second nous dit que la grandeur est gratuite. Chacun est intimement lié à l'autre. Les deux nous disent que nous sommes hors du monde ; qu’ayant d’abord commencé à grogner dans les marais primitifs, comme une humble part de ce qu'on appelle la « nature », nous l’avons maintenant triomphalement maitrisée. Le fait même que nous avons un mot pour nommer la « nature » est [5] La preuve que nous ne nous considérons pas comme faisant partie de celle-ci. En effet, notre séparation de la nature est un mythe intrinsèque au triomphe de notre civilisation. Nous sommes, nous disons-nous, la seule espèce à avoir jamais combattu la nature et à avoir gagné. En cela est contenue notre unique gloire.

En dehors des citadelles de l'auto-satisfaction, des voix isolées se sont élevées depuis des siècles contre cette version infantile de l'histoire humaine, mais ce n'est que dans les dernières décennies que l’erreur est devenue d’une évidence ridicule. Nous sommes les premières générations à grandir entourés de la preuve que notre tentative de nous séparer de la « nature » a été un échec sinistre, témoignant non de notre génie, mais de notre orgueil. La tentative de couper la main du corps a mis en danger le « progrès » que nous chérissons tant, et a mis également en péril une grande partie de la « nature ». Le bouleversement qui en résulte sous-tend la crise à laquelle nous sommes maintenant confrontés.

Nous avons imaginé pouvoir nous isoler de la source de notre existence. Les retombées de cette erreur d'imagination sont tout autour de nous : un quart des mammifères de la planète est menacé d'extinction imminente ; un demi hectare de forêt tropicale est abattu toutes les secondes ; 75% des stocks de poissons dans le monde sont sur le point de s'effondrer ; l'humanité consomme 25% de plus de « produits » naturels de la planète que ce que la Terre ne peut renouveler – chiffre qui devrait passer à 80% au milieu du siècle. Même à travers la lentille amollissante des statistiques, nous pouvons entrevoir la violence à laquelle nos mythes nous ont poussés.

Et par-dessus tout cela, voici que surgit l’emballement du changement climatique. Ce changement climatique qui menace de rendre tous les projets humains obsolètes ; ce changement climatique qui nous présente les preuves détaillées de notre manque de compréhension du monde que nous habitons et qui nous démontre en même temps que nous en sommes encore entièrement dépendants. Ce changement climatique qui met douloureusement en évidence le choc frontal entre la civilisation et la « nature » ; qui montre plus simplement et plus efficacement que n’importe quel argument construit avec soin ou n’importe quelle manifestation optimiste, comment les besoins de croissance constante de la machine forcent à nous détruire en son nom. Ce changement climatique, enfin, qui nous ramène à notre impuissance ultime.

Tels sont les faits, ou quelques uns d'entre eux. Pourtant, les faits ne disent pas tout. (« Les faits, écrit Conrad dans Lord Jim, comme si les faits pouvaient prouver quoi que ce soit. ») Les faits de la crise environnementale dont on nous nous parle tant cachent souvent autant qu'ils ne montrent. Nous entendons parler tous les jours des impacts de nos activités sur « l'environnement » (comme le mot « nature », c'est une expression qui nous éloigne de la réalité de notre situation). Chaque jour, nous entendons aussi parler des nombreuses « solutions » à ces problèmes : des solutions qui impliquent généralement la nécessité d'un accord politique urgent et une application judicieuse du génie technologique de l'homme. Les choses peuvent changer, dit le récit, car il n'y a rien que nous ne puissions traiter ici, les gars. Peut-être devrions-nous aller plus vite, de manière plus urgente. Certes, nous devons accélérer le rythme de la recherche et du développement. Nous acceptons l’idée que nous devons devenir plus « durable ». Mais tout ira bien. La croissance se poursuivra, il y aura encore du progrès : ces choses vont continuer, parce qu'elles doivent continuer, ainsi elles ne peuvent faire autre chose que de continuer. « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». Tout va bien.

*

Nous ne croyons pas que tout ira bien. Nous ne sommes même pas sûrs, en se basant sur les définitions actuelles de ce qu’on appelle le progrès et l’amélioration, que nous voulions que cela se réalise. De toutes les illusions de différence dont s’est nourrie l’humanité, comme la croyance en sa différence et sa supériorité sur le reste du monde vivant qui l'entoure, une distinction résiste mieux que les autres : nous pourrions bien être la première espèce capable d'éliminer effectivement la vie sur Terre. C'est une hypothèse que nous semblons avoir envie de tester. Nous sommes déjà responsables de dénuder le monde d’une grande partie de sa richesse, de sa magnificence, sa beauté, sa couleur et sa magie, et nous ne montrons aucun signe de ralentissement. Pendant très longtemps, nous avons imaginé que la « nature » était quelque chose qui se passait ailleurs. Les dégâts que nous lui avons causés pourraient être regrettables, mais nécessaires à évaluer pour les confronter aux avantages ici et maintenant. Dans le pire des cas, il y aurait toujours une sorte de plan B. Peut-être pourrions-nous ainsi atteindre la lune, où nous pourrions survivre dans des colonies sous des bulles géantes, tout comme nous avons planifié notre expansion à travers la galaxie. Mais il n'y a pas de plan B et il s'avère que la bulle est l'endroit où nous avons vécu pendant tout ce temps. La bulle est cette illusion d’isolement dans laquelle nous avons œuvré depuis si longtemps. La bulle nous a coupés de la vie sur la seule planète que nous ayons, ou que nous serons jamais susceptibles d'avoir. La bulle est la civilisation.

Considérons les structures sur lesquelles cette bulle a été construite. Ses fondements sont géologiques : le charbon, le pétrole, le gaz – des millions et des millions d'années de lumière du soleil accumulée et traînée hors des profondeurs de la planète pour être brûlée négligemment. Sur cette base repose la structure actuelle. Prenez de la hauteur, et vous pourrez passer en revue un fatras d'horreurs : hangars de poulets en batterie, abattoirs industriels, forêts incendiées, fonds océaniques ratissés par des chalutiers, récifs dynamités, montagnes creusées et sols pollués. Enfin, au-dessus de toutes ces couches invisibles, vous arrivez à la surface bien entretenue où vous et moi nous trouvons : inconscients ou indifférents à ce qui se passe sous nos pieds, exigeant que les autorités nous maintiennent dans Le mode de vie auquel nous avons été habitués, occasionnellement surgit une pointe de sentiment de culpabilité qui nous pousse à acheter des poulets biologiques ou des laitues produites localement. Cependant, nous sommes surtout remplis, mais pas rassasiés, par les fruits des horreurs dont dépendent nos modes de vie.

Nous sommes les premières générations nées dans un âge nouveau et sans précédent : l'âge de l'écocide. Le nommer ainsi n’est pas présumer du résultat, mais simplement décrire un processus en cours. Le sol, la mer, l'air, sont les décors élémentaires de notre existence. Notre économie a cru que tous ces éléments lui étaient acquis, elle a cru pouvoir les exploiter comme la pointe apparente d’une ressource sans fond. Notre économie s’est crue capable de diluer et disperser librement et impunément les conséquences de notre exploitation, de notre production et de notre consommation. Devant la dimension absolue du ciel ou le spectacle de la force d'une rivière en crue, il est difficile d'imaginer que des créatures aussi fragiles que vous et moi puissions faire autant de dégâts. Philip Larkin a mis en mots cette attitude, la fin insidieuse et préoccupante à laquelle celle-ci nous mène apparait dans son poème Going, Going:

Les choses sont plus fortes que nous, tout simplement

La terre réagira toujours

Alors que nous déconnons avec elle ;

Vomissons des ordures dans la mer, s’il le faut :

Les marées seront propres au-delà.

- Mais qu'est-ce que je ressens maintenant ? Le doute ?

Près de quarante ans après les paroles de Larkin, le doute est encore ce qui nous habite constamment. Trop de saleté a été jetée dans la mer, dans le sol et dans l'atmosphère pour arriver à éprouver autre chose. Le doute, et maintenant les faits, ont ouvert la voie à un mouvement politique environnemental mondial qui visait, au moins dans ses premières formes radicales, à contester de front les mythes du développement et du progrès. Mais le temps n'a pas été tendre avec les verts. Les écologistes d'aujourd'hui sont plus susceptibles de se retrouver lors de conférences d'entreprise faisant l’apologie des vertus de la « durabilité » et de la « consommation éthique » que de faire quelque chose d'aussi naïf que de remettre en question les valeurs intrinsèques de la civilisation. Le capitalisme a absorbé les verts, comme il absorbe tant d’opposants, sous son emprise. Un défi radical à la machine humaine s’est transformé en une nouvelle occasion de faire du shopping. « Déni » est un mot brûlant et lourd de connotations. Quand on l’utilise pour qualifier les quelques irréductibles sceptiques du changement climatique, ceux-ci s'opposent bruyamment au fait qu’on les compare à ceux qui voudraient réécrire l'histoire de l'Holocauste. Pourtant, pointer vers ce groupe en déclin peut nous distraire et nous éloigner d'une forme beaucoup plus vaste de déni, dans son sens psychanalytique. Freud décrit le déni comme étant l'incapacité de certaines personnes à entendre des choses qui ne correspondent pas à la façon dont ils se voient eux-mêmes et voient le monde. Nous nous soumettons à toutes sortes de contorsions internes plutôt que de regarder simplement ces choses qui remettent en question notre compréhension fondamentale du monde. Aujourd'hui, l'humanité baigne jusqu’au cou dans le déni quant à ce qu'elle a construit, et ce qu'elle est devenue – et au sens qu’elle se donne. L’effondrement écologique et économique se déroule sous nos yeux et, si nous le reconnaissons un tant soit peu, nous agissons comme s'il s'agissait d'un problème temporaire, un problème technique. Des siècles d'orgueil nous bouchent les oreilles comme des bouchons de cire ; nous ne pouvons pas entendre le message que la réalité est en train de nous crier. Malgré tous nos doutes et insatisfactions, nous restons fidèles à une conception de l’histoire dans laquelle l'avenir sera une version améliorée du présent. L'idée reste que les choses doivent continuer dans la même direction : le sentiment de crise souille simplement le sens de ce « doivent ». Ce n'est plus une manifestation inévitable naturelle, cela devient une nécessité urgente : nous devons trouver un moyen de continuer à avoir des supermarchés et des autoroutes. Nous ne pouvons pas envisager d'alternative.

Et ainsi nous nous retrouvons, tous ensemble, tremblants en équilibre au bord d'un changement tel qu’il est impossible de l’évaluer. Personne ne sait où regarder, mais nous savons tous qu’il ne faut pas regarder vers le bas. Secrètement, nous pensons tous être condamnés : même les politiciens le pensent ; même les écologistes le pensent. Certains d'entre nous gèrent cela en faisant du shopping, d’autres en espérant que cela soit vrai. D’autres encore s’abandonnent au désespoir. Certains, enfin, travaillent frénétiquement pour tenter de repousser la tempête à venir.

Nous nous posons la question suivante : que se passerait-il si nous regardions vers le bas ? Serait-ce aussi grave que nous l'imaginons ? Qu’y verrions-nous ? Se pourrait-il même qu’il y ait du bon pour nous ? Nous croyons qu'il est temps de regarder vers le bas.

III DÉCIVILISATION Il ne peut y avoir d’histoire sans mystère, sans curiosité, sans la forme imposée par une réponse partiale, il peut uniquement y avoir des aveux, des communiqués, des souvenirs et des fragments de fantaisie autobiographique qui, pour le moment, passent pour des romans.

John Berger, Une histoire pour Aesop, tiré de Keepin a rendez-vous

En effet, si nous sommes en équilibre au bord d'un changement énorme dans la façon dont nous vivons, dans la façon dont la société humaine elle-même est construite, et dans nos relations avec le reste du monde, nous y avons été amenés par les histoires que nous nous sommes racontées à nous-mêmes – et surtout par l'histoire de la civilisation.

Cette histoire comporte beaucoup de variantes, religieuses et laïques, scientifiques, économiques et mystiques. Mais toutes racontent la transcendance originelle de l'humanité depuis sa naissance lorsqu’elle participait encore au règne animal, notre maîtrise croissante sur une « nature » à laquelle nous n’appartenons plus, et l'avenir glorieux fait de prospérité et d'abondance qui suivra lorsque cette maîtrise sera aboutie. C'est l'histoire de l’humanocentrisme, d'une espèce destinée à être maître de toutes ses quêtes, sans être confinée aux limites qui s'appliquent à d'autres créatures inférieures.

Ce qui rend cette histoire si dangereuse, c'est que, pour la plupart, nous avons oublié qu’il s’agit d’une histoire. Elle a été racontée tant de fois par ceux qui se considèrent comme des rationalistes, et même par les scientifiques, héritiers des Lumières . Mais cet héritage nie le rôle que jouent les histoires dans la fabrication du monde.

Les êtres humains ont toujours vécu à travers les histoires, et ceux qui maîtrisent l’art de les raconter ont été traités avec respect mais souvent aussi avec une certaine méfiance. Au-delà des limites de la raison, la réalité reste mystérieuse, comme incapable d'être approchée directement. Avec des histoires, avec de l'art, avec des symboles et différentes strates de sens, nous traquons ces aspects insaisissables de la réalité qui restent inconscients à notre philosophie. Le conteur tisse le mystérieux dans le tissu de la vie, l’entrelaçant avec de la bande dessinée, du tragique, de l'obscène traçant des sentiers sécurisés à travers le territoire dangereux.

Pourtant, alors que le mythe de la civilisation renforçait son emprise sur notre pensée en empruntant le déguisement de la science et de la raison, nous avons commencé à nier le rôle des histoires, à rejeter leur pouvoir, les réduisant à quelque chose de primitif, enfantin, dépassé. Les vieux contes avec lesquels des générations avaient donné du sens aux subtilités et étrangetés de la vie ont été expurgés et confinés à la garderie d’enfants. La religion, ce sac de mythes et de mystères, berceau du théâtre, s’est vue rectifiée pour n’être plus qu’un cadre de lois universelles et le gardien des comptes de la morale. Les visions oniriques du Moyen Age sont devenues les histoires absurdes de l'enfance victorienne. À l'ère du roman, les histoires ne sont plus le moyen d’aborder les vérités profondes du monde mais tout au plus un moyen de passer le temps pendant un voyage en train. Il est difficile, aujourd'hui, d'imaginer que la parole d'un poète était autrefois redoutée par les rois.

Malgré tout cela, notre monde est encore façonné par les histoires. Grâce à la télévision, au cinéma, aux romans et aux jeux vidéos, nous pouvons être constamment bombardés de matériel narratif plus que n’importe qui à n’importe quelle époque. Ce qui est particulier, cependant, c’est la négligence avec laquelle ces histoires sont acheminées jusqu’à nous – comme un divertissement, une distraction de la vie quotidienne, quelque chose servant à retenir notre attention jusqu’à la fin de la page de publicités. On n’a pas l’impression que ces choses puissent constituer le matériel avec lequel nous naviguons dans la réalité. Par ailleurs, il y a les histoires racontées par les économistes sérieux, les politiciens, les généticiens et les chefs d'entreprise. Celles-ci ne sont pas du tout présentées comme des histoires, mais comme un compte rendu direct de la façon dont le monde est. Choisissez entre les versions concurrentes, puis battez-vous avec ceux qui ont fait un autre choix. Les conflits qui en découlent se jouent sur la radio tôt le matin, dans les débats de l'après-midi et tard la nuit dans des guerres télévisées d’experts. Et pourtant, malgré tout ce tapage, ce qui est frappant, c'est à quel point les parties opposées sont en accord : toutes leurs histoires ne sont que des variantes de la grande histoire de l’humanocentrisme, de notre contrôle toujours croissant sur la « nature », notre droit à la perpétuelle croissance économique et notre capacité à transcender toutes les limites. Nous nous retrouvons donc, avec notre manière déséquilibrée de raconter, emprisonnés à l'intérieur d'un récit qui nous précipite vers une catastrophique collision avec la réalité. Dans de telles circonstances, les écrivains, les artistes, les poètes et conteurs de toutes sortes ont un rôle essentiel à jouer. La créativité reste la plus incontrôlable des forces humaines : sans elle, le projet de civilisation est inconcevable. En effet, aucune partie de la vie ne reste aussi sauvage et indomptée. Les mots et les images peuvent changer les esprits, les cœurs et même le cours de l'histoire. Ces créateurs façonnent les histoires que les gens portent à travers leurs vies, déterrent les anciennes et les ramènent à la vie, y ajoutent de nouveaux rebondissements, mettent en lumière des fins inattendues. Il est temps de reprendre le fil et de renouveler les histoires car celles-ci doivent toujours être renouvelées, en commençant là où nous sommes.

Il a longtemps été question de choc dans l’art populaire en Occident, de briser les tabous, de se faire remarquer. Cela dure depuis si longtemps que c’est devenu un lieu commun, aujourd’hui, d'affirmer qu’en ces temps post-tout-ce-qu’on-veut ironiques et fatigués, il n'y a plus de tabous à briser. Mais il en reste un.

Le dernier tabou est le mythe de la civilisation. Il est bâti sur les histoires que nous nous sommes racontées à propos de notre génie, notre indestructibilité, notre évident destin d’espèce élue. C'est là que notre vision et notre confiance en nous s’entremêlent avec notre refus imprudent de faire face à la réalité de notre place sur cette Terre. Ce mythe a conduit la race humaine à réaliser ce qu'elle a accompli et mené la planète à l'ère de l'écocide. Les deux sont intimement liés. Nous pensons qu'ils doivent être découplés.

Nous croyons que l’artiste – qui est pour nous le mot le plus accueillant car il prend sous son aile les écrivains de toutes sortes, les peintres, musiciens, sculpteurs, poètes, designeurs, créateurs, faiseurs de choses et rêveurs de rêves – a la responsabilité de commencer le processus de découplage. Nous croyons que, dans l'âge de l'écocide, le dernier tabou doit être brisé, et que seuls les artistes peuvent le faire.

L’écocide exige une réponse. Cette réponse est trop importante pour être laissée aux politiciens, économistes, penseurs conceptuels, croqueurs de nombres. Elle est trop omniprésente pour être abandonnée aux activistes ou militants. On a besoin d’artistes. Jusqu'à présent, cependant, la réponse artistique a été étouffée. Entre poésie traditionnelle de la nature et ‘agit-prop’, qu’y a-t-il ? Où sont les poèmes qui ont ajusté leur horizon à la mesure de ce défi ? Où sont les romans qui explorent par-delà la maison de campagne ou le centre-ville ? Quelle nouvelle forme d'écriture a émergé pour contester la civilisation elle-même ? Quelle galerie monte une exposition à la mesure de ce défi ? Quel musicien a découvert l'accord secret ?

Si les réponses à ces questions ont été rares jusqu'à présent, c’est peut-être parce que le déni collectif est tellement profond que le défi est immense. Nous sommes nous-mêmes intimidés par ce défi. Mais nous croyons qu'il doit être relevé. Nous croyons que l'art doit regarder par-dessus le bord, affronter le monde qui arrive avec un regard déterminé, et relever le défi de l'écocide avec son défi propre : donner une réponse artistique à la chute des empires de la pensée.

* Cette réponse, nous l’appelons l’art Décivilisé et nous nous intéressons à une de ses branches en particulier : l'écriture Décivilisée. L’écriture Décivilisée est l’écriture qui tente de rester à l'extérieur de la bulle humaine et de nous voir tels que nous sommes, c’est-à-dire des singes évolués avec un éventail de talents et de capacités que nous libérons sans suffisamment de réflexion, de contrôle, de compassion ou d’intelligence; des singes qui avons construit un mythe sophistiqué de notre propre importance nous permettant de justifier notre projet de civilisation ; des singes dont le projet a été d’apprivoiser, de contrôler, de maîtriser ou de détruire – de civiliser les forêts, les déserts, les terres sauvages et les mers, d’imposer des obligations à nos propres esprits afin que nous ne puissions rien ressentir quand nous exploitons ou détruisons nos semblables.

Contre le projet de civilisation, qui apparaît comme l'ancêtre de l'écocide, l’écriture décivilisée propose non pas une perspective non humaine – nous restons humains et, même maintenant, nous n’en avons pas du tout honte –, mais un point de vue qui nous voit comme un brin d’une toile plutôt que comme le premier palanquin dans un cortège glorieux. L’écriture Décivilisée offre un regard ferme sur les forces au sein desquelles nous nous trouvons.

Elle vise à dresser un portrait de l'homo sapiens tel qu’un être venu d’un autre monde ou, mieux, un être de notre propre monde (une baleine bleue, un albatros, un lièvre de montagne) pourrait reconnaître comme une description approchant une vérité. Elle vise à éloigner notre regard de nous-mêmes et à nous tourner vers l'extérieur; à décentrer nos esprits. C’est une écriture, en bref, qui met la civilisation – et nous-mêmes – en perspective. Une écriture qui n’est pas issue, comme la plupart des écrits le sont encore, des centres métropolitains de la civilisation repus d’égocentrisme et d’autosatisfaction, mais de quelque part à ses frontières les plus sauvages ; un lieux ligneux et envahi de mauvaises herbes et largement évité, d'où des vérités insistantes, dérangeantes sur nous-mêmes nous arrivent, ces vérités que nous ne sommes pas désireux d’entendre. Une écriture qui nous toise sans broncher, aussi inconfortable que cela puisse être.

Il serait peut-être tout aussi utile d'expliquer ce que l'écriture Décivilisée n'est pas. Elle n'est pas une écriture environnementaliste, car il y en a déjà beaucoup autour de nous, et la plus grande partie de ces textes ne parvient pas à franchir la barrière qui marque la fin du territoire de notre ego humain collectif. Beaucoup de ces textes, en effet, finissent par consolider cet ego, et nous aident à continuer dans nos délires de civilisation. Ce n’est pas non plus une écriture sur la nature, car il n'y a rien de tel que la nature distincte des personnes, et sous-entendre le contraire serait juste/encore perpétuer l'attitude qui nous a menés jusqu’ici. Et ce n'est pas non plus une écriture politique, dont le monde est déjà inondé, car la politique est une construction humaine, complice de l'écocide et de l’effondrement venu de l’intérieur.

L’écriture Décivilisée est plus enracinée que toutes ces formes. Surtout, elle est déterminée à changer notre vision du monde, et non à l'alimenter. C’est une écriture pour les marginaux. Si vous voulez être aimé, Il serait préférable pour vous de prendre un autre chemin, car le monde, au moins pour un temps, refusera catégoriquement d'écouter.

Un exemple salutaire de ce dernier point peut être trouvé dans le destin de l'un des poètes les plus importants et pourtant les plus négligés du XXe siècle. Robinson Jeffers a écrit des vers Décivilisés 70 ans avant que ce manifeste n’ait été imaginé, mais il ne les a pas appelés ainsi. Au début de sa carrière de poète, Jeffers était une star: il est apparu sur la couverture du magazine Time, a lu ses poèmes à la Bibliothèque du Congrès des États-Unis et a été respecté pour l'alternative qu’il offrait à l'institution qu’étaient alors les modernistes. Aujourd'hui, son travail ne fait plus partie des anthologies, son nom est à peine connu et sa politique est considérée avec suspicion. Lisez les dernières œuvres de Jeffers et vous comprendrez pourquoi. Son crime fut de pourfendre délibérément le sentiment de sa propre importance qu’avait l'humanité. Sa punition fut d’être envoyé dans un exil littéraire solitaire duquel, quarante ans après sa mort, il n'a toujours pas été autorisé à revenir.

Mais Jeffers savait ce qui l’attendait. Il savait que personne, à une époque de « choix du consommateur », n’aurait voulu qu’un prophète au visage de pierre, depuis ses falaises californiennes, ne lui dise qu’ « il est bon pour l'homme ... de savoir que ses besoins et sa nature n’ont en fait pas plus changé en dix mille ans que les becs des aigles ». Il savait qu'aucun libéral confortable ne voudrait entendre son avertissement irrité, publié au plus fort de la Seconde Guerre mondiale : « Restez à l'écart des dupes qui parlent de la démocratie / Et des chiens qui parlent de révolution / ivres de paroles, des menteurs et des croyants ... / Vive la liberté, et au diable les idéologies. » Sa vision d'un monde dans lequel l'humanité est vouée à détruire son environnement et finalement elle-même («Je voudrais brûler ma main droite dans un feu lent / pour changer l'avenir ... je devrais agir bêtement ») a été rejetée furieusement à l’époque dorée de la démocratie du consommateur qu’il avait aussi prédite (« Soyez heureux, ajustez votre économie à la nouvelle abondance ... »)

Jeffers, en même temps qu’évoluait sa poésie, a également développé une philosophie. Il l'a appelée « Inhumanisme ». C'était, écrit-il :

Un déplacement de l'accent et de l'importance de l'homme vers le non-homme ; le rejet du solipsisme humain et la reconnaissance de la magnificence transhumaine... Cette manière de pensée et de sentiment n'est ni misanthrope ni pessimiste... Elle offre un détachement raisonnable comme règle de conduite, plutôt que l'amour, la haine et l'envie... Elle offre la magnificence à l'instinct religieux, et satisfait notre besoin d'admirer la grandeur et de se réjouir de la beauté. Le déplacement de l'accent de l'homme vers le non-homme est l'objectif de l'écriture Décivilisée. Pour « déshumaniser un peu nos vues, et retrouver la confiance / Celle de la roche et de l'océan dont nous étions faits. » (poème de R. Jeffers, ndt) Ce n'est pas un rejet de notre humanité. C'est une affirmation de combien il est merveilleux d’être véritablement humain. Il s’agit d'accepter le monde tel qu'il est et de faire notre maison ici, plutôt que de rêver de déménager dans les étoiles, ou de vivre dans une bulle forgée par l'homme tout en faisant semblant qu'il n'y a rien en dehors avec quoi nous ayons une connexion quelconque.

Ceci est donc le défi littéraire de notre époque. Jusqu'à présent, peu de personnes l’ont relevé. Les signes des temps clignotent d’un néon d’alarme, mais nos lions littéraires ont mieux à lire. Leur art reste prisonnier dans sa propre bulle civilisée. L'idée de la civilisation est empêtrée, jusque dans ses racines sémantiques, avec la ville-dortoir, et cela provoque une pensée : si nos auteurs semblent incapables de trouver de nouvelles histoires qui pourraient nous mener vers les temps à venir, n'est-ce pas une fonction de leur mentalité métropolitaine ? Les grands noms de la littérature contemporaine sont eux aussi à l'aise dans les beaux quartiers de Londres ou de New York, et leur écriture reflète les préjugés de l'élite transnationale, sans territoire, à laquelle ils appartiennent. L'inverse est également vrai. Ces voix qui racontent d'autres histoires ont tendance à être enracinées dans un sentiment d'appartenance à un lieu. Pensez aux romans et essais de la Haute Savoie de John Berger, ou les profondeurs explorées par Alan Garner à une journée de marche de sa ville natale, dans le Cheshire. Pensez à Wendell Berry ou WS Merwin, Mary Oliver ou Cormac McCarthy. Ceux dont les écrits abordent les rives du Décivilisé sont ceux qui connaissent leur place, dans le sens physique, et qui se méfient des cris des sirènes de la mode métrovinciale et l'excitation civilisée. Si nous citons certains écrivains dont le travail incarne ce que nous préconisons, le but n'est pas de les placer plus en évidence sur la carte des réputations littéraires. Il s’agit au contraire, comme Geoff Dyer le dit de Berger, de prendre leur travail au sérieux et de redessiner complètement les cartes – non seulement la carte des réputations littéraires, mais celles avec lesquelles nous naviguons dans tous les domaines de la vie.

Même ici, nous avançons prudemment, car la cartographie elle-même n'est pas en soi une activité neutre. Le tracé des cartes résonne d'échos coloniaux. L'œil civilisé cherche à voir le monde d'en haut, comme quelque chose au-dessus de quoi nous pourrions nous tenir et enquêter. L'écrivain Décivilisé sait que le monde est plutôt quelque chose dans quoi nous sommes empêtrés – une mosaïque et un cadre de lieux, d’expériences, de monuments, d’odeurs, de sons. Les cartes peuvent conduire, mais peuvent aussi induire en erreur. Nos cartes doivent être de celles que l’on trace avec un bâton dans la poussière et qui s’effacent avec la prochaine pluie. Elles ne peuvent être lues que par ceux qui demandent à les voir, et elles ne peuvent pas être achetées.

Ceci peut alors s’appeler écriture Décivilisée. Humain, inhumain, stoïque et entièrement naturel. Humble, incertain, se méfiant des grandes idées et des réponses faciles. Marcher aux frontières et reprendre de vieilles conversations. Séparés mais engagés, ses praticiens sont toujours prêts à se salir les mains, conscients, en fait, que la terre est essentielle, que les claviers devraient être utilisés par ceux qui ont de la terre sous les ongles et la nature sauvage dans la tête.

Nous avons essayé de gouverner le monde ; nous avons essayé d’être l’intendant de Dieu, et alors nous avons essayé d’entamer la révolution humaine, l'âge de raison et l'isolement. Nous avons échoué sur toute la ligne, et notre échec a détruit plus que ce que nous pourrions imaginer. Le temps de la civilisation est passé. La Décivilisation – qui connaît ses lacunes, car elle y a participé, et qui voit sans broncher et mord durement comme elle garde en mémoire – est le projet sur lequel nous devons embarquer maintenant. C'est le défi que l'écriture – l'art – doit atteindre. Voilà ce pour quoi nous sommes ici.

IV Aux contreforts!

Une impulsion d'un bois de printemps

Peut vous en apprendre plus sur l'homme,

Sur la morale du mal et sur le bien,

Que ne pourraient tous les sages.

William Wordsworth, Le vent a tourné

Un mouvement a besoin d'un commencement. Une expédition a besoin d'un camp de base. Un projet a besoin de quartiers généraux. La Décivilisation est notre projet, et la promotion de l'écriture Décivilisée – et de l'art – a besoin de fondations. Nous présentons ce manifeste pas simplement parce que nous avons quelque chose à dire – tout le monde à quelque chose à dire – mais parce que nous avons quelque chose à faire. Nous espérons que ce pamphlet a produit une étincelle. Si c'est le cas, nous avons la responsabilité d’attiser les flammes. C'est ce que nous comptons faire. Mais nous ne pouvons pas le faire seuls.

C'est le moment de poser des questions profondes et il faut les poser de toute urgence. Tout autour de nous, des changements sont en cours, suggérant que notre mode de vie est déjà passé dans l'Histoire. Il est temps de chercher de nouvelles voies et de nouvelles histoires, celles qui peuvent nous conduire, à travers la fin du monde tel que nous le connaissons, jusqu’à l'autre côté. Nous soupçonnons qu’en remettant en cause les fondements de la civilisation, le mythe de l’humanocentrisme, notre séparation imaginée, nous pouvons trouver le début de ces voies. Si nous avons raison, il sera nécessaire d’aller littéralement au-delà des frontières connues. À l'extérieur des palissades que nous avons construites, ces murs de la ville, ce marqueur originel fait de pierre ou de bois qui séparait au début «l'homme» de la «nature». Au-delà des portes, dans le territoire sauvage. C’est là où nous allons. Et nous prendrons le chemin des hautes terres car, comme Jeffers l’a écrit, « quand les villes sont couchées aux pieds du monstre / Il ne reste que les montagnes. » Nous allons faire le pèlerinage jusqu’à la Montagne Sombre du poète, jusqu’aux gigantesques, immuables hauteurs inhumaines qui étaient là bien avant nous et qui nous survivront (bien après notre disparition). Et de ses flancs, nous regarderons en arrière vers les lumières minuscules des cités au loin et nous prendrons du recul quant à la question de ce que nous sommes et de ce que nous sommes devenus.

Tel est le projet Dark Mountain ( Montagne Sombre ). Il commence ici.

Où s'arrêtera-t-il ? Personne ne sait. Où cela nous mènera-t-il ? Nous n’en sommes pas sûrs. Sa première incarnation, lancée en même temps que ce manifeste, est un site web, qui montre la voie vers les chaînes de montagnes. On y trouvera des pensées, des esquisses, des carnets de voyage, des idées ; on y travaillera le projet de la Décivilisation, et le site invitera tous les arrivants à se joindre à la discussion.

Ensuite, ce site web va devenir un objet physique, parce que la réalité virtuelle n’est, en fin de compte, pas la réalité. Il deviendra un journal imprimé fait de papier, de carton et de peinture ; fait d’idées, de pensées, d’observations, de balbutiements ; fait de nouvelles histoires qui aideront à définir le projet – l'école, le mouvement – de l'écriture Décivilisée. Il recueillera les mots et les images de ceux qui se considèrent Décivilisés et qui ont quelque chose à dire à ce sujet, de ceux qui veulent nous aider à attaquer les citadelles. Ce sera un objet de beauté pour les yeux, pour le cœur et pour l'esprit, car nous sommes assez démodés pour croire que la beauté – comme la vérité – non seulement existe, mais compte encore.

Au-delà de cela ... tout est actuellement caché à la vue. C'est un long chemin à travers les plaines, et les choses sont obscurcies de par leur éloignement. Il y a encore de grands espaces vierges sur cette carte. Le civilisé les remplirait, mais nous ne sommes pas sûrs que nous le voulions. Nous ne pouvons cependant pas résister à l’attrait de les explorer, d’y naviguer en suivant les rumeurs et les étoiles. Nous ne savons pas exactement ce que nous allons trouver. Nous sommes un peu nerveux. Mais nous n'allons pas revenir en arrière, car nous pensons que quelque chose d'énorme se trouve là-bas, attendant de nous rencontrer.

La Décivilisation, comme la civilisation, n'est pas quelque chose qui peut être créé dans l’isolement. Escalader la Montagne Sombre ne peut pas être un exercice solitaire. Nous avons besoin de porteurs, de sherpas, de guides, de compagnons d'aventure. Nous avons besoin de nous encorder pour notre sécurité. À l'heure actuelle, notre forme est peu cadrée et nébuleuse. Elle se raffermira à mesure que nous montons. Comme la meilleure écriture, nous devons être façonnés par le sol sous nos pieds et ce que nous devenons sera façonné, au moins en partie, par ce que nous trouvons sur notre chemin. Si vous souhaitez monter au moins une partie du chemin avec nous, nous aimerions vous entendre. Nous sommes sûrs qu'il y a d'autres personnes là-bas qui trouveraient plaisir à nous rejoindre dans cette expédition.

Venez. Rejoignez-nous. Nous partons à l'aube.

*

LES HUIT PRINCIPES DE LA DÉCIVILISATION

« Nous devons déshumaniser quelque peu nos perceptions, et retrouver l’assurancedu rocher et de l’océan, éléments dont nous étions constitués il y a très longtemps. »

(R. Jeffers, Point Carmel)

  1. Nous vivons dans un temps de désagrégation sociale, économique et écologique. Tout autour de nous il existe des signes que notre mode de vie est déjà de l’histoire passée. Nous devrons faire face à cette réalité avec honnêteté et apprendre à vivre avec elle.

  2. Nous rejetons la croyance qui soutient que les crises convergentes de notre temps peuvent être réduites à un ensemble de « problèmes » qui nécessiteraient des « solutions » technologiques ou politiques.

  3. Nous croyons que les racines de ces crises se situent dans les histoires que nous nous sommes racontées. Nous avons l'intention de contester les histoires qui fondent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de l’humanocentrisme, et le mythe de notre séparation d'avec la « nature ». Ces mythes sont d’autant plus dangereux du fait que nous avons oublié qu'ils sont des mythes.

  4. Nous allons réaffirmer le rôle de la narration comme étant plus qu'un simple divertissement. C'est à travers les histoires que l'on tisse la réalité.

  5. Les êtres humains ne sont pas l’objet et la raison d’être de la planète. Notre art commencera par tenter de sortir de la bulle humaine. Avec une attention particulière, nous allons renouer le dialogue avec le monde non humain.

  6. Nous allons célébrer l'écriture et l'art qui est fondé sur un sens du lieu et du temps. Notre littérature a été dominée depuis trop longtemps par ceux qui habitent les citadelles cosmopolites.

  7. Nous n'allons pas nous perdre dans l'élaboration de théories ou d’idéologies. Nos mots seront élémentaires. Nous écrivons avec de la terre sous nos ongles.

  8. La fin du monde tel que nous le connaissons n'est pas la fin du monde. Ensemble, nous allons trouver l'espoir au-delà de l'espoir, les chemins qui mènent à l'inconnu qui nous attend.

***


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