Traduction de la troisième partie où les héros imparfaits sont Frodon et Sam.
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Troisième partie: la Grâce
9. La Fille de la femme de la rivière
Il n'y a rien de plus efficace que de traverser une rivière pour évoquer le passage à travers le monde à l'envers. De même que l’entrée dans l’Hadès se fait en traversant l’Achéron, c’est également le cas pour Hercule, Thésée, Orphée, Enée, et pour le moi narrateur dans la Divine Comédie. C'est justement en traversant une rivière dans le chapitre V du premier livre du Seigneur des Anneaux que les protagonistes hobbits du roman entrent dans les territoires où se déroulera leur grande aventure. Ce sont ces héros que nous allons suivre pour conclure l'exercice de lecture entrepris ici.
La dernière étape de cet excursus, en fait, est l'œuvre la plus célèbre de JRR Tolkien, publiée entre 1954 et 1955. Parmi la grande les thèmes complexes et variés qui caractérisent ce roman, il n'est pas difficile de trouver, serpentant à travers ses pages, ce que nous cherchons. Pour ce faire, il suffit simplement de mettre de côté les lectures allégoriques et de se concentrer plutôt sur l'héritage poétique que le texte a reçu de la tradition littéraire. Ainsi on découvre que les protagonistes du roman réalisent leur entreprise sous l'égide de la Déesse, qui ne manque pas de se manifester dans son triple aspect: «la vierge de l'air, la nymphe de la terre et la vieille femme du monde souterrain, personnifiées respectivement par Selene, Aphrodite et Hécate "(R. Graves, Les mythes grecs Introduction, 1955). Attardons-nous dans un premier temps sur le passage de la rivière Brandywine (Brandywine), l'ancienne frontière naturelle de la Comté. C’est là que les 4 protagonistes hobbits abandonnent les lieux connus pour s’avancer vers l’inconnu. Sur l’autre rive de la rivière, une seconde traversée les attend, celle de la forêt obscure et vétuste, et pourtant bien vivante. Si le passage du gué a donc une valeur symbolique, la vieille forêt représente pour sa part le véritable lieu d’entrée, la première des nombreuses épreuves que nos héros devront affronter et dépasser tout au long de leur longue quête.
La forêt est un labyrinthe inhospitalier : une intrication dense de branches, dans laquelle pas même le vent ne peut s’infiltrer. Les hobbits ressentent l’hostilité des arbres comme si ceux-ci étaient des êtres sensibles (et ils le sont) essayant même de communiquer avec eux. Ils leur disent n’avoir aucunes mauvaises intentions, mais ils ne reçoivent qu’un silence menaçant en guise de réponse. Au milieu de la Vieille Forêt court un affluent de la Brandywine, une rivière plus petite et beaucoup plus inquiétante: le Tournesaules (Withywindle). La vallée du Tournesaules est réputée pour être la partie la plus étrange de toute la Forêt - le centre d'où provient toute l'étrangeté, pour ainsi dire. [...] (La Communauté de l'Anneau, Livre I, chap. VI)
Malgré leurs efforts pour rester loin de la vallée, la forêt semble justement pousser les hobbits vers le fleuve, se faisant de plus en plus dense et impénétrable à chaque fois qu'ils tentent de changer de direction et facilitant par ailleurs le chemin qui conduit à l'eau. Il est clair que les arbres ont ouvert un piège mortel qui entraîne les héros au cœur du pouvoir qui réside dans ce lieu depuis des temps immémoriaux. Ainsi, le petit groupe est lentement poussé vers la rivière Tournesaules :
[...] une rivière aux eaux brunes traçait de paresseux méandres; elle était bordée de vieux saules, recouverte d'une voute de saules, obstruée de saules tombes et mouchetée de milliers de feuilles de saule flétries. L'atmosphère était épaissie de ces feuilles qui descendaient en voletant, jaunes, des branches; car une douce et chaude brise soufflait mollement dans la vallée, les roseaux bruissaient, et les rameaux de saules grinçaient. [...] (Ibid.)
Sur quelques lignes, le mot «saule» apparait cinq fois. La répétition sonne comme un avertissement: ils ont atteint un lieu très spécial. Dans la tradition populaire et dans la mythologie, le saule est un arbre inferico (chtonien ? ndt), consacré à la déesse. "Dans les temps anciens, le saule était généralement considéré comme le mal, dévoué à Hécate, la déesse-lune. Initialement mineure, car elle donnait aux gens la richesse, veillait à la prospérité des troupeaux et présidait à la navigation, Hécate fut crainte le jour où, coupable d'impuretés, elle fut jetée aux enfers et devint Déesse des mauvais sorts» (Jacques Brosse, Histoires et légendes des arbres, 1987). Les mots anglais willow (saule) et withe (osier) partagent leur racine avec witch (la sorcière), et sont liés à l'eau et à la lune.
"L’osier attaché au balai des sorcières anglaises marquait leur lien et leur dévouement à Hécate. En tant que déesse de l'enfer, elle avait le pouvoir sur les eaux souterraines et, comme divinité lunaire on croyait qu’elle était responsable de la rosée et de l'humidité dans les campagnes" (Ibid.). Cette triade d'éléments - l'eau, la lune, le saule - indique la présence au fond de la rivière de la Déesse exilée même si dans ce cas un seul de ses trois visages apparaitra clairement. Les hobbits tombent dans le piège du Vieil homme Saule, un arbre malin qui, après les avoir engourdis, essaye de les noyer ou de les écraser avec ses racines, et de les dévorer littéralement. Seule une aide providentielle sauve les petits héros d’un destin funeste.
En Méditerranée, le mythe de l'homme-saule, Itone roi de Fthiotida précédait le culte de la déesse Athéna, ainsi que le culte en Palestine du saule annonciateur de pluie était associé à celui de la déesse Anatha (correspondant à Athéna), puis remplacé par les prêtres de Yahvé, qui associèrent la plante au Dieu unique.
Le Vieil Homme Saule qui vit sur la rive du fleuve est une créature tutélaire attachée à la déesse–sorcière. Celle-ci n’apparait pas dans le roman de Tolkien, mais est mentionnée en rapport à sa manifestation positive dans le personnage de Goldberry (Baie d'Or), nymphe des eaux mariée à Tom Bombadil. Tom Bombadil est précisément le personnage qui arrive comme le sauveur des hobbits prisonniers de l'arbre. C'est un être énigmatique, un genius loci qui semble être une manifestation de la terre elle-même, capable de parler aux plantes et aux animaux, et d'être obéi comme le «Seigneur» de la Vieille Forêt. Son âge est indéterminé, il semble exister depuis toujours, c’est une créature à mi-chemin entre le mythologique et le fantastique, dont la nature reste mystérieuse. Perpétuellement gai, il entre en scène en chantant une chanson dédiée à Baie d'Or, qui, dans un vers est décrite ainsi :
[…] brillante au soleil,
Là est ma belle dame, fille de Dame Rivière,
Mince comme la baguette de saule, plus claire que l'onde (La Communauté de l'Anneau, Livre I, chap.VI)
Baie d’Or est une «créature gracieuse et belle, mais aussi associée à la sorcière qui se cache, comme la mère de Grendel [l'ogre vaincu par Beowulf, ndlr] dans son étang profond et putride "(T. Shippey, J.R.R. Tolkien- auteur du siècle, 2000). L'épouse de Tom Bombadil est essentiellement manifestation et alter ego de la sorcière (la "Reine de la rivière"). Elle incarne le côté lumineux de la déesse. De plus, cette duplicité est explicite dans un poème de Tolkien qui raconte la rencontre entre les deux futurs époux. Dans la troisième strophe des Aventures de Tom Bombadil (1962) Goldberry fait une plaisanterie cruelle à Tom. Elle l’emmène sous l’eau en lui tirant la barbe au risque de le noyer. Pour des raisons de métrique, la traduction italienne du poème (Simon and Schuster 2000) traduit « fille de la rivière » le terme anglais original « Riverwoman’s daughter » (fille de la femme-rivière), ce qui rend compte immédiatement du lien direct entre la sorcière et la nymphe, ainsi que l'épisode lui-même fait allusion à l'ambiguïté et à la dangerosité qui sont des caractéristiques qui lui sont propres. Bien que dans le Seigneur des Anneaux, Goldberry soit présentée sous les traits d'une femme merveilleuse et douce qui accueille et nourrit les hobbits, certains détails révèlent sa nature cachée. Par exemple, le fait que, comme Hécate, elle est la dispensatrice de la rosée :
Une lumière semblable au reflet de l'eau sur l'herbe humide de rosée étincelait sous ses pieds tandis qu'elle dansait. (Ibid., chap. VIII) En général, le thème de l'eau domine le court séjour des hobbits dans la maison de Tom et Baie d'Or. La voix de la nymphe est «limpide, jeune et ancienne à la fois, comme le printemps, [...] semblable à un ruisseau d’argent: on aurait cru entendre la mélodie de l'eau qui coule joyeusement depuis les collines ensoleillées vers le bas, vers la vallée noyée dans la nuit ". Depuis les déplacements de la dame, à sa voix cristalline, ou encore aux rêves réalisés au cours de la nuit (l'un des Hobbits rêve qu’il est sur le point de se noyer), tout renvoie à l'élément principal duquel est issue la vie, mais qui peut également apporter la mort. La menace mortelle et le salut ont pour les Hobbits la même origine ambiguë "aquatique", comme le confirmera la suite de l’épisode. Mais nous devons d'abord nous arrêter à nouveau sur le conjoint de la nymphe qui est un des personnages les plus intéressants du roman. Bombadil se montre étranger aux événements politiques de la Terre du Milieu et surtout au pouvoir de l'Anneau. Cela implique son éloignement du pouvoir lui-même, ou plutôt, cela témoigne du fait que Bombadil sert une puissance beaucoup plus ancienne, connectée avec le monde naturel primordial, précédant de bien longtemps l'avènement de celui condensé dans l'Anneau Unique. Il s'ensuit que l'outil de domination le plus puissant jamais forgé n'a aucun effet sur Tom, qui lui permet même de plaisanter avec l'anneau comme s’il s’était agi d’un objet sans valeur. L’arme-fétiche créée par Sauron, le Seigneur des Ténèbres, capable de marquer le destin des rois, ne peut pas atteindre la poésie et la beauté à laquelle Bombadil est consacré, poésie et beauté incarnées par son épouse Baie d'Or.
Une des caractéristiques de Bombadil c’est justement sa manière de s’exprimer principalement par la poésie. Il entre et sort de scène en chantant, ses mouvements ressemblent souvent à de la danse. Tom est un poète, peut-être même l'essence même de la poésie primitive, démiurgique, inséparable de la nature. Ses poèmes sont inspirés par la nymphe avec qui il s’est uni. Tom consacre son art à cette Muse et elle consacre ses pensées dans une harmonie qui semble totale:
[...]D'une certaine façon, cependant, ils paraissaient ne composer qu'une seule danse, ne se gênant ni l’un ni l'autre, entrant et sortant ou tournant autour de la table, (Ibid., chap. VII)
C’est Baie d’Or justement qui au moment des adieux donne aux hobbits très clairement le conseil d’aller vite, sans s'arrêter, tant que le soleil brille. Remis en route, les hobbits s'arrêtent cependant assez vite pour manger et se reposer, trompés par la proximité apparente de leur prochaine destination et la belle journée. Ainsi, le sommeil maléfique qu’ils avaient déjà connu dans la Vieille Forêt les cueille à nouveau, et lorsqu’ils se réveillent, ils se retrouvent prisonniers d’une nuit et d’un brouillard plus épais que jamais. La menace est toujours "liquide", elle monte de la forêt et de la rivière. Alors qu’ils croyaient l’avoir laissée derrière eux, cette menace les enveloppe et leur fait perdre leur chemin. Enfin, ils sont victimes du Spectre des monticules ( ?) et seulement une seconde intervention de Bombadil les sauve du pire. Frodon répète les vers que Tom leur a appris à chanter en cas d'urgence pour l’appeler à leur secours; Tom arrive sur place et chasse le spectre en chantant une formule poétique, en même temps il lève le maléfice sortant les hobbits de la torpeur aux airs de mort qui les avait frappés et les ramène à la vie.
Ce qui est à l’oeuvre au monticule ( ?) est un véritable duel de sorts (c. énoncés performatifs), ou encore une confrontation entre la malédiction prononcée par le spectre contre les hobbits d’une part et les vers poétiques qui les délivreront d’autre part. C’est «grâce à la poésie inspirée par la "Gracieuse dame, habillée tout de vert et d’argent» que les protagonistes du roman seront sauvés et pourront reprendre leur route. En outre, la suite du roman confirme le lien particulier des hobbits avec des figures féminines vers qui ils se tourneront dans les moments cruciaux de l'aventure.
10. La Dame de la Terre du Milieu
Une chanson serpente à travers les pages du Seigneur des Anneaux. Elle est chantée à plusieurs reprises et dans des versions différentes, parfois dans des langues originales elfiques, parfois traduite en langue courante (donc en anglais), on compte ainsi jusqu'à quatre occurrences. Il s’agit de l'hymne à Elbereth, qui révèle l'importance de la divinité féminine dans l’entreprise des protagonistes. On peut en fait dire que la seule trace évidente de la religion dans le roman est représentée par le culte des elfes rendu à Elbereth et partagée par les protagonistes hobbit.
La cosmogonie d'Arda, le monde inventé par Tolkien, est essentiellement monothéiste. Cependant, au sein de celle-ci on voit apparaitre un certain nombre de manifestations angéliques du dieu unique, un peu comme un panthéon païen. Il s’agit des Valar. Chaque homme Vala est le mari d’une Valie son complément féminin. Le Vala le plus important, à qui le créateur de l'univers confie la régence du monde comme son vicaire, s’appelle Manwë. Ses épithètes le définissent comme un dieu céleste, comme Odin ou Zeus, "Roi des Valar", "suprême Souverain d'Arda ", « Seigneur des Vents ». La digne épouse de Manwë s’appelle Varda, dont la beauté est indescriptible par les mots. Dans les pages du Seigneur des Anneaux elle est surtout évoquée par son nom en langue elfique sindarin, c’est-à-dire Elbereth (littéralement: "La Dame des Étoiles") accompagné de l'épithète Gilthoniel ("qui illumine les étoiles »). Bien sûr, elle est invoquée à travers des chansons et des poèmes, et sa couleur est le blanc de la Déesse dans son habit céleste : en effet, elle est également appelée Fanuilos ("Everwhite"), et dans au moins un cas, elle est nommée par la métaphore de «Candide-neige". Si Goldberry incarnait l'image terrestre et associée à la nature de la Déesse (mais aussi avec une allusion implicite à son aspect inferico (chtonien ( ?)), la glaciale Elbereth est une puissance sidérale qui apporte la lumière, ce qui correspond à son image céleste.
La première fois que l’on entend sa mélodie c'est lorsque les Hobbits entendent les Elfes la chanter, immédiatement après avoir échappé à un Chevalier Noir. Deux vers en particulier, semblent anticiper la relation que les personnages auront avec la Déesse:
Ô Lumière pour nous qui errons ici Parmi le monde des arbres entrelacés!
(La Communauté de l'Anneau, livre I, chapitre III).
Elbereth illuminera le chemin à travers la forêt sombre et inspirera les actes courageux des héros, tantôt en se présentant sous la forme d'une étoile (Vénus) dans des moments critiques, tantôt grâce aux conseils et cadeaux que sa "prêtresse" leur fera.
Ce sera en fait la deuxième femme qu’ils rencontreront qui établira avec le petit groupe le lien plus solide. C’est le moment dans le roman où la référence à la puissance féminine est le plus explicite. Il s’agit de toute évidence des chapitres dans lesquels la Communauté de l'Anneau arrive à la Lothlorien (ou Lorien ), le bois d'or "Un paradis fermé et protégé des maux extérieurs, régi par un pouvoir féminin semi-divin » (A. Pernigoni, Le Miroir de Galadriel et de l'imaginaire féminin dans l’oeuvre de Tolkien, 2001, ch. III-3); ou encore l'une des enclaves elfiques de la Terre du Milieu, dans laquelle habite Galadriel.
Dans les années du troisième âge dans lequel l'histoire se déroule, la présence elfe dans la Terre du Milieu est désormais réduite à une faible flamme. Les navires qui emmèneront les derniers elfes dans la terre bénie de Valinor prendront en effet la mer à la fin du roman. La Lorien - comme déjà d’une certaine manière Fondcombe (Rivendell) - est un lieu crépusculaire, qui fait allusion au passage vers un ailleurs, et que Tolkien décrit comme une sorte d’Au-delà limbique. Ce n'est pas un hasard si la Compagnie arrive et repart dans la lumière de l'après-midi, après avoir perdu toute notion du temps.
Quand Boromir, le guerrier coriace rappelle la croyance selon laquelle seuls quelques uns de ceux qui ont mis le pied dans le Bois Doré en sont ressortis et de ceux-ci aucun n’en est jamais sorti "indemne", il n’est pas rassuré par le chef de la Compagnie, mais il est juste corrigé. Aragorn le rôdeur lui donne cette réponse :
Ne dites pas indemne, mais en disant inchangé vous serez dans le vrai. (Ibid, Livre II, chap. VI)
Il ajoute ensuite que la route sera "belle et dangereuse", même si seul celui qui apporte le mal aura quelque chose à craindre. D'une certaine manière donc dans cette merveilleuse forêt elfique on subit une transformation et le mal ne peut y pénétrer impunément.
Les passages donnant accès au royaume enchanté sont au nombre de deux et évidemment il s’agit de traverser des cours d’eau. Tout d'abord, la Nimrodel, est traversée à gué, et, ce faisant, la Compagnie découvre que ses eaux lavent de la fatigue et des inquiétudes. Ensuite, la Silverlode (Silverlode), pour sa part, est traversée en s’accrochant à des cordages tendus entre les deux rives.
Une fois de l'autre côté, les héros sont enfin dans la Lorien, avec tout ce qui en découle:
Dès qu'il avait posé le pied sur l'autre rive du Cours d'Argent, il avait éprouvé un sentiment étrange, qui s'approfondissait à mesure qu'il avançait dans le Naith : il lui semblait avoir passé par un pont de temps dans un coin des Jours Anciens et marcher à présent dans un monde qui n'était plus. A Fondcombe, il y avait le souvenir d'anciennes choses, dans la Lorien, les anciennes choses vivaient encore dans le monde en éveil. Le mal y avait été vu et entendu, l'affliction connue, les Elfes craignaient le monde extérieur, en lequel ils n'avaient aucune confiance: les loups hurlaient à l'orée de la forêt, mais dans la Lorien, nulle ombre ne s'étendait. (Ibid)
Si le mal ne peut pas atteindre le Bois Doré, alors certainement même le temps ne semble y avoir d’emprise. La Compagnie l’atteint en hiver, mais toutes les références au paysage parlent d'un printemps éternel: les fleurs sont vivaces, et le vert de l'herbe ne s'est jamais terni, et il en va de même pour toutes les autres couleurs. Ce cadre est si beau qu’il fait oublier aux Wayfarers toutes leurs douleurs, jusqu’aux plus récentes, comme la perte de Gandalf, le guide de la Communauté.
Il est significatif que les noms elfiques de ce lieu, la Lorien et la Lothlorien, veuillent dire respectivement "Fleur de Rêve" et "Terre du Rêve".
Sur l'autre rive de la rivière qui fait oublier la fatigue et les soucis, la Communauté a accédé à "une terre sans temps, qui ne changeait pas, ne s’évanouissait pas et ne tombait pas dans l'oubli ". Dans la Lorien, tout est "magnifiquement calme" et "il semble que rien ne s’y passe, et que personne ne semble vouloir le contraire". C'est un endroit de rêve que l’on pourrait peut-être situer à l'intersection de la terre des Lotophages (oubli et l'absence de mémoire), l'île des Phéaciens (accueil et consolation) et les Champs Élysées (béatitude).
Très vite apparait clairement le risque pour ceux qui entrent:
Se consoler dans cette merveilleuse tranquillité où rien ne se passe et où on finit par souhaiter que rien ne se passe plus. Et pour nos héros:
renoncer à leur mission. C'est une tentation qui séduit également le porteur de l'Anneau, Frodon, lorsqu’il se confronte à la Dame, la Reine Galadriel, la voyante, "grande et pâle" et aux « bras blancs ». L'une des scènes centrale du roman est celle où Frodon et Sam sont invités à consulter le miroir de Galadriel.
L'endroit où se déroule cet épisode est caractérisé par des éléments bien reconnaissables: la nuit, la forêt, la rivière, auxquelles s’ajoutent le Evenstar, c’est-à-dire Venus 14, dont la lumière se reflète sur l'anneau de Galadriel (l'Anneau d'Eau).
Le miroir est la surface d’un bassin rempli de l’eau de la rivière et dans laquelle apparaissent des images de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui pourra advenir. Si la pratique de l’hydromancie a son référent mythologique dans le puits d'Urd de la mythologie nordique, utilisé justement comme coupe de divination, Galadriel cependant, prise dans cette fonction sacerdotale, renvoie facilement à des figures du monde classique méditerranéen. En particulier, elle rappelle la Pythie et la Sibylle de Cumes, des voix oraculaires de la déesse, devenues prêtresses d'Apollon lorsque la divinité masculine avait évincé l’oracle précédent de Gea.
En fait, les réponses du Miroir de Galadriel ne sont qu’en apparence peu sybillines et seulement parce qu'elles parlent par images plutôt qu’en hexamètres écrits sur des feuilles de palmier et décomposées par le vent. Certes, pour les deux protagonistes hobbits ces réponses ont une fonction importante: "Galadriel les oblige à regarder en eux-mêmes afin de découvrir la partie la plus cachée de leur âme; l'entreprise est, en fait, aussi une quête d'identité personnelle et une manière de mobiliser la croissance des héros. Tel est le sens des mots d'Aragorn quand il déclairait que personne ne quitte inchangé de la Lorien "(A. Pernigoni, op. cit., chap. III-3). Dans les visions qui se succèdent dans le miroir ne figurent pas seulement des fragments de ce qui va arriver, mais aussi des indices de la rupture fatale entre les deux hobbits: la découverte progressive de son courage et sa détermination de la part de Sam, et le progressif abandon à la puissance de l'ennemi de la part de Frodon, la victoire de l’un et l'échec de l'autre, en fonction des forces agissant à l'intérieur de chacun d'eux. Par l'oracle de la Déesse se manifeste une « sophia lunaire réceptive et accueillante, sensible aux aléas du destin et aux phases alternantes et lumineuses de la nature, consciente d’être le jeu des obscurs mouvements des zones les plus profondes de l’être. »(E. Chicks, La lampe de Psyché dans Le pouvoir d'unir, 2003). Cette «conscience matriarcale» (E. Neumann) les met en contact avec leurs propres peurs et leurs désirs profonds. Effrayés et découragés par ce qu'ils voient dans le Miroir, les deux hobbits tenteront de convaincre la dame de se charger de l’Anneau, mettant ainsi à l'épreuve sa sagesse, qui se révèlera solide. Galadriel résiste à la tentation de devenir la Reine "belle et terrible" de la Terre du Milieu, refuse l'offre et acceptant alors le sort qui la condamnera à abandonner cette partie du monde. La Dame Blanche n’entend pas prendre la place du Seigneur des Ténèbres, refuse ainsi la Puissance, préférant plutôt aider comme elle peut la tâche du petit porteur de l’Anneau.
C’est le choix qui caractérise depuis le début, tous les compagnons. Tous, sauf un, Boromir, qui par contre cèdera à la tentation.
Boromir, échantillon ( incarnation ?) de l'emphase du guerrier, estime que le pouvoir de l’Anneau peut être utilisé pour une bonne cause, c'est-à-dire battre Sauron et ses armées. Il croit en substance au fondement premier du Pouvoir: la subordination du moyen pour une fin à atteindre. Ce n’est donc pas par hasard si depuis le début c’est le plus timide aux égards de Galadriel et celui qui est sévèrement réprimandé par Aragorn, qui pour sa part "profite le mieux de la gentillesse de la dame." Aragorn n’a aucune méfiance face au pouvoir féminin, et encore moins face à une reine elfe étant lui-même amoureux de la petite-fille, Arwen ("Evenstar").
Pour sceller ce lien direct, le nouveau chef de la Communauté reçoit en cadeau de Galadriel un joyau elfique transmis par la lignée matrilinéaire depuis des générations et qui fait allusion à son nom prédestiné, Elessar (« pierre précieuse elfe », en fait). C’est Arwen elle-même qui le lui fait parvenir par l’intermédiaire de sa grand-mère.
La distinction entre les deux représentants de la gent masculine dans la Communauté ne pouvait être plus marquée et déterminera leur destin différent.
L’un est en fait destiné à recevoir la couronne de ses ancêtres pour régner sur la Terre du Milieu marié à une reine elfique; l’autre mourra, après avoir cédé à la soif de pouvoir, en tentant de racheter son erreur.
Mais ce qui est encore plus significatif de l’influence féminine sur le destin de la quête ce sont les cadeaux que Galadriel offre aux Hobbits. C’est uniquement grâce à ceux-ci qu’ils arriveront finalement à dépasser les épreuves qui les attendent encore. Chaque cadeau a une signification et une fonction spécifique qu’il vaut la peine de considérer avec attention. La Communauté ne reçoit pas uniquement des barques rapides et spacieuses afin de poursuivre leur périple, mais chacun des membres se voit offrir un manteau à capuchon tissé des mains de Galadriel elle-même. Grâce à ces manteaux les Hobbits surtout réussiront à passer inaperçus dans les terres hostiles.
Au jardinier Sam, la Dame offre ensuite une boite remplie de terre de son verger avec ses bénédictions :
Reverriez-vous tout stérile et devenu désert, il y aura peu de jardins en Terre du Milieu dont la floraison puisse rivaliser avec celle du vôtre, si vous y répandez cette terre. (Ibid, chap. VIII)
A ce formidable terreau, s’ajoutent les galettes de Lembas, le pain elfique qui gardera littéralement en vie Frodon et Sam jusqu’au terme de leur aventure. Les protagonistes se retrouvent en présence de la nature restauratrice et germinative de la Déesse, comme ce fut déjà le cas avec la figure de Baie D’Or. Dans le panthéon d’Arda cet aspect du divin féminin est personnalisé par la Valie Yavanna, "Dispensatrice de fruits"et" Reine de la Terre. "
Dans le personnage de Galadriel se recomposent donc au moins deux aspects de la Déesse, l’aspect cathartique / sidéral / virginal et la dimension germinative / terrestre / maternelle. De manière significative, il revient à Frodon, personnage le plus ascétique, le cadeau qui rappelle le premier des deux: une fiole qui renferme la lumière de l'étoile d’Eärendil (l'Étoile du Matin, version masculine de Evenstar, c’est-à-dire encore Vénus), mélangée à l’eau de la source Galadriel. Il s'agit d'un véritable objet-clé. En effet, cette fiole brillera même dans la nuit la plus sombre et - pour citer l'hymne à Elbereth – elle sera Lumière pour nous qui errons ici / Où les arbres tissent une trame obscure.
Et en effet c’est justement Elbereth qui est invoquée dans la chanson de Galadriel au moment de la séparation, lorsque, accompagnés de l'invocation à la déesse, les héros quittent la Lorien et continuent l'aventure.
11 Le rire, la mémoire, le retour
L'histoire du Seigneur des Anneaux décline en trois occasions différentes le voyage du héros dans l'au-delà et son retour, en s’appuyant sur trois des personnages centraux du roman: Frodon, l'orphelin; Gandalf, le magicien mentor; Aragorn, le chevalier royal.
Si Gandalf n'a pas besoin des encouragements du féminin, puisqu'il est lui-même une manifestation de la Maia, un ange incarné, directement envoyé par les Valar en Terre du Milieu, et qu’il bat le démon de l'abîme l’entraînant dans les entrailles de la terre au prix de sa propre vie, pour ensuite renaître, cela ne se passe pas du tout de la même manière pour les deux autres.
Aragorn réalise sa descente aux enfers armé d'un objet d’une grande valeur symbolique. Ici encore une fois, comme c’était le cas pour la pierre précieuse autour de son cou, il s’agit d’un cadeau d’Arwen: l’étendard de la dynastie que la dame elfe a tissé pour lui. Avec ce blason Aragorn parcourra le chemin des morts sous les montagnes et le dépliant il se fera reconnaitre par l’armée des fantômes qu’il a l'intention de recruter pour la guerre. Il sera ainsi en mesure de faire un pacte avec le Roi des Morts et obtenir son alliance.
Le cadeau que fait Galadriel à Frodon est tout aussi important: il s’agit de la fiole qui contient la lumière stellaire de Vénus et de l'eau de la source sacrée. En effet c’est uniquement grâce à cet objet que Frodon et Sam seront en mesure d'entrer dans le pays de l'ombre. Pour ce faire, ils doivent passer par le tunnel gardé par Arachne l’araignée géante, monstre chthonien de sexe féminin envers qui les habitants du Mordor nourrissent une peur révérencielle («Sa Seigneurie»), à peine moins que celle qu’ils vouent à Sauron.
Comme on l’avait vu avec Sir Gawain, on se retrouve face à la confrontation entre deux aspects différents de la Déesse, ici dans ses manifestations extrêmes: la lumière de Galadriel contre les ténèbres d’Arachne; la beauté contre l’horreur; la mère allaitante contre la marâtre omnivore; la vierge céleste contre la sorcière du monde sous-terrain.
Jouant d’un aspect contre l’autre, éblouissant le monstre avec la lumière de la fiole-étoile et invoquant "Galadriel," les deux hobbits réussiront à franchir le seuil de la Terre de l’Ombre, mais non sans payer un lourd tribut. Frodon est en effet blessé par l'araignée et tombe dans un état proche de la mort, pour être ensuite ramassé par les orcs.
À ce moment, Sam brandit la fiole-étoile pour défendre son compagnon, et il est intéressant de noter que son courage lui vient en chantant. En effet, d’abord il invoque la dame elfe, puis entonne directement l'hymne à Elbereth. C’est ainsi, en invoquant la protection de la Déesse, que Sam Gamegie annonce au monde qu’il est prêt pour une grande tâche: vaincre Arachné, et de manière plus générale de sauver le porteur de l’Anneau et conduire celui-ci à sa destination.
Très rapidement à partir de là, c’est de nouveau la fiole qui est l’objet clé avec lequel Sam réussit à passer le seuil de la forteresse orque dans laquelle Frodon est retenu prisonnier. La porte est gardée par deux gardiens de pierre à trois têtes, dont le maléfice est rompu par la lumière elfique. La même chose se passe au départ des hobbits, lorsque la lueur de la fiole –étoile est encore accompagnée par l'invocation de Sam à Elbereth Gilthoniel.
De plus, une demande est faite à la Dame : de pouvoir trouver un peu de lumière du jour et un peu d'eau. En fait, la lumière de l'aube apparaît et plus tard, les deux amis tombent sur un «petit ruisseau» entre les rochers arides du Mordor, ce qui leur permet de ne pas mourir de soif.
Enfin, une lueur d'espoir renaît dans le cœur de Sam lorsque, par un trou dans les nuages, il voit surgir soudain l’éclat scintillant d’une étoile blanche (l'inévitable Vénus).
Ce n'est cependant pas le seul moyen par lequel le hobbit parvient à résister au désespoir. Il y a en lui deux qualités fondamentales qui n’ont apparemment rien à voir directement avec la dévotion au divin féminin, et qui pourtant nous rappellent des thèmes déjà abordés précédemment dans cet excursus.
La première qualité est le sens de l'humour - et, liée à celui-ci, le comique et le rire - qui semble être une caractéristique des hobbits, qualité avec laquelle ils peuvent affronter les pires situations 15. On retrouve cela par exemple lorsque Frodon et Sam s’imaginent devenir des personnages des chansons populaires, chantées par les pères à leurs enfants devant la cheminée, et s’amusent à imaginer ce qui sera dit à leur sujet. À ce moment, ils se trouvent près des frontières du Mordor, dans un pays rocailleux et sec, loin de leurs amis et avec peu de chance non seulement de succès, mais même d’en sortir vivants. Pourtant ils arrivent à rire:
Et les gens diront: «Écoutons l'histoire de Frodon et de l'Anneau! » Et ils diront:
«Oui, c'est une de mes histoires favorites. C'était Frodon, il était très brave, n'est-ce pas, papa? Oui, mon garçon, c’était le plus fameux des hobbits, et ce n'est pas peu dire»
«C'est dire beaucoup trop», répliqua Frodon, qui partit d'un long rire clair, venu du coeur. Pareil son ne s'était pas fait entendre en ces lieux depuis que Sauron vint en Terre du Milieu. Il parut soudain à Sam que toutes les pierres écoutaient et que les hauts rochers se penchaient vers eux (Les Deux Tours, Livre IV, chap. VIII) Plus tard, Sam utilise l’auto-dérision, lorsqu’aux portes du bastion orc où Frodon est retenu prisonnier, il déclenche une alarme par inadvertance:
«C'est complet! dit Sam. Voilà que j'ai sonné à la grande porte! Eh bien, venez donc, quelqu'un! Cria-t-il. Dites au Capitaine Shagrat que le grand guerrier elfe est là, et avec son épée elfique encore! » (Le Retour du Roi, Livre VI, chap. I)
Frodon en fait de même lorsque, épuisé, devant le spectacle de désolation du Mordor, il demande à Sam s'il est informé sur les auberges qu’ils trouveront le long du chemin jusqu’à la Montagne du Destin, car ils auront certainement besoin de faire des escales (Le Retour du Roi, Livre II, ch. I).
Même lorsque les deux hobbits se lancent dans le vide pour échapper aux orcs, atterrissant sur un buisson d'épines, Sam "aurait ri, s’il en avait eu le courage » (ibid, chap. II).
En trouvant le côté drôle, même dans les pires situations, les hobbits réaffirment sans cesse leurs limites, assumant d’être, dans cette histoire, hors de leur rôle.
C’est seulement ainsi qu’ils peuvent se proposer de mener à terme la tâche : pariant sur ce paradoxe, gardant en vue à tout instant l’éventualité de l’échec.
Contrairement aux héros virils, les hobbits n’ont pas peur du ridicule, ils l’introjectent plutôt grâce à l’autodérision et à l’humour instinctif qui prend racine dans une vision de la vie désenchantée et épicurienne. Ceci ne les empêche pas d'accepter le sacrifice pour le bien collectif, ou de se sacrifier jusqu'au dernier avec courage. On peut dire que ce sont des hédonistes, des amateurs des plaisirs simples et des joies terrestres, plutôt que des guerriers ascétiques, sans pour autant être cyniques ou égoïstes. Ce n’est pas la soumission à un idéal héroïque qui les pousse à de grandes entreprises, mais le refus de celui-ci. Le rire amusé des hobbits n’est en rien comparable avec le ricanement méprisant du guerrier qui se lance vers la mort, ni même le sourire sardonique de celui qui contemple son propre destin et celui des autres avec détachement. De même leur ironie n'est pas un artifice rhétorique qui servirait à minimiser la gravité de l'entreprise qui les attend, ni juste un moyen de soulager la tension (même si ça aide): il s’agit plutôt de l’antidote idéal à l'orgueil.
Ce n'est pas par hasard si dans le court morceau de route où Sam se voit porter l’Anneau, la tentation pour lui se manifeste dans le fantasme de devenir "Samwise le Fort, héros de l'Âge », le sauveur de la Terre du Milieu. Sa parade est de rétablir les limites en se rappelant ce à quoi il tient, dépassant ainsi ce qui serait submergé par sa propre hubris:
En cette heure d'épreuve, ce fut l'amour de son maitre qui contribua le plus à maintenir sa fermeté; mais aussi, au plus profond de lui-même, vivait toujours intact son simple bon sens de hobbit : il savait au fond de son coeur qu'il n'était pas de taille à porter pareil fardeau, même si de telles visions n'étaient pas un leurre destiné à le tromper. Seul un petit jardin d'un jardinier libre répondait à son besoin et à son dû, et non pas un jardin enflé aux dimensions d'un royaume; il devait se servir de ses propres mains et non commander à celles des autres. [...] (Le Retour du Roi, Livre VI, chap. I)
Sam ne se soucie pas de l'honneur ni des honneurs. Il n’est pas plus intéressé de devenir le souverain éclairé d’un royaume à venir qui répéterait la gloire du passé; destin qui attend par contre Aragorn et qu'il acceptera avec prudence, conscient des risques et des limites cachées.
Le deuxième élément qui éloigne le désespoir est encore plus important.
Il y a un moment particulier lorsque Sam pense qu'il a perdu Frodon pour toujours, où il s’assied abattu et commence à se rappeler la maison. Il murmure de "vieilles comptines pour enfants" et des chansons qui évoquent des "visions éthérées de sa terre natale." Lentement la mémoire lui rend espoir et son chant devient plus affirmé, appelant à sa cause la luxuriance de la nature et les "étoiles elfiques".
Voici comment Sam reprend courage, lui qui désormais commence à devenir le héros incontesté du roman : grâce aux souvenirs du bien. Une idée qui fait écho aux paroles de Tecmessa à Ajax:
…Un homme ne devrait pas oublier la gentillesse qu'il a reçue.
Le bien génère le bien, toujours, et celui qui ne conserve pas le souvenir de ce bien ne peut pas être appelé un homme noble.
C’est cette noblesse au féminin - ou cette sagesse lunaire – que l’on retrouve en Sam, et qui est étroitement liée à l'idée de retour ("Tout au long de l’aventure, l’espoir n'avait jamais quitté son cœur optimiste, toujours tourné vers le retour").
Sam fond en larmes quand il doit abandonner ses ustensiles de cuisine, parce qu'il pense au goût des aliments; il se souvient des bains en été et la vision agréable de Rosie Cotton (sa future épouse) dans la lumière du soleil; plus les probabilités de revenir vivant de cette aventure s’amincissent, plus ses pensées se tournent vers son père, vers la Comté, les Elfes, vers les jolies choses laissées derrière lui. Ce qu’Emilie Lodi écrivait correspond tout à fait à Sam: "plus que l'abstrait appel du mal, [les hobbits] sont sensibles à l’appel concret de la vie : au cœur des terres ennemies, putrides de corruption, exhalantes de désespoir, ils sont capable de rêver qu’ils sont « assis à côté d'un mur ensoleillé, se racontant leurs aventures, riant de leurs peines passées», fumant « l’herbe à pipe » ou mangeant des petits pains, n’oubliant jamais, face à la tentation, les doux plaisirs de vivre, la joie atavique liée à la terre et à la nature ». (E. Lodi, Invitation à lire Tolkien, 1982).
Tout ceci s'applique de moins en moins à Frodon qui, soumis au pouvoir écrasant de l’Anneau, n’est plus en mesure de se souvenir de rien: Il ne me reste aucun goût de nourriture, aucune sensation d'eau, aucun son de vent, ni souvenir d'arbres, d'herbe ou de fleurs, aucune image de la lune ou d'étoiles.
(Le Retour du Roi, Livre VI, Chapitre III).
Cette inhibition marque sa défaite. "Frodon échoue comme «héros» (JRR Tolkien, Lettre 246, 1963), à la dernière étape il est submergé par le Pouvoir, cède à sa propre part obscure conservant pour lui-même l'Anneau. Il importe peu que quelques instants plus tard l'Anneau lui soit providentiellement arraché par Gollum et avec lui tombe dans l'abîme où il est détruit; une fois franchie la frontière de l’Ombre il n'est plus possible de revenir complètement à soi-même:
Il n'y a pas de véritable retour. Même si j'arrive à la Comté, elle ne paraîtra plus la même, car je ne serai pas le même.[…] Où trouverai-je le repos? » (Le Retour du Roi, Livre VI, Chapitre VII).
La réponse est une fois de plus fournie par un personnage féminin, l’elfe Arwen qui intercède en faveur de Frodon et qui lui laisse sa place sur le dernier navire naviguant vers le royaume béni. C’est l’occasion de souligner qu’il ne s’agit plus d'un lieu géographique, mais de l’au-delà édénique des Valar, où Frodon pourra peut-être trouver la paix dont il a besoin.
Le croisement de destin qui se joue entre les deux hobbits atteint son accomplissement final. Si, en effet, l'objet magique qui a été utilisé pour ouvrir les portes du monde de l'Ombre reste dans les mains de celui qui part, le second don de Galadriel, conservé tout au long de la longue aventure dans une boîte, est gardé par Sam. Avec cette terre Sam fait refleurir son propre jardin et dans un sens plus large l'ensemble de la Comté. Le serviteur affranchi, devenant l’égal et même supérieur à son maître - dans une vision clairement chrétienne - l'humble qui se révèle plus héroïque que tous les autres, hérite de la terre, plante les graines, a des enfants, devient maire, représentant de la communauté, et devient même le gardien de la mémoire et de la narration de l’aventure.
Si la «dernière tâche du héros est le retour» et « avec la récompense qu’il porte, la restauration du monde » (J. Campbell, op. cit., chap. IV-1), alors le chapitre final du Seigneur des Anneaux et même la dernière réplique avec laquelle se clôture l’histoire - «Je suis de retour » - ne laissent aucun doute. C’est bien Sam, à toutes fins utiles, le héros qui ramène la vie du monde des morts.
12 La Dame Blanche
Il y a encore un élément que Le Seigneur des Anneaux offre à cette lecture particulière. Il se situe dans la partie de la narration qui à partir d’un certain moment se poursuit en parallèle à l’histoire de Frodon et Sam, et qui concerne les événements de la Guerre de l'Anneau.
Dans le deuxième volet de l'histoire apparait en effet un personnage irrésolu et irréductible, dans lequel cohabitent les deux dimensions en question: le héros et l'élément féminin.
Il s’agit en toute évidence d’Éowyn, l'héroïne, qui joue le rôle du personnage de la femme en habit de guerrier, présent dans la littérature ancienne et moderne le long d'une manifestation constante allant de Penthésilée à Camilla, de Brunehilde à Bradamante.
Eowyn se déguise en chevalier du Rohan pour contourner l'interdiction des hommes de sa famille de les suivre au combat. Cela se produit après la bataille du Gouffre de Helm, à laquelle Eowyn n'a pas pu participer, la tâche de garder le palais du roi Théoden en son absence lui ayant été confiée. Par la suite, quand il s'agit de déplacer les armées de chevaliers pour porter secours au Gondor, la jeune fille demande à Aragorn, pour qui elle éprouve une attraction à peine dissimulée, de se joindre au contingent militaire. Aragorn lui rappelle non seulement que, sans l'autorisation des hommes de la famille de la jeune fille (son oncle Théoden et frère de Eomer) il ne pourrait jamais décider de l'emmener avec lui, mais il lui oppose aussi un refus de genre, prouvant par là qu’il partage leur vision. Les femmes ne peuvent pas aller au combat, elles ont la tâche de gouverner le foyer en l’absence des hommes, et d'attendre leur retour. Et s'ils ne reviennent pas, elles doivent organiser la défense et la survie sur la terre ancestrale:
«Un temps peut venir bientôt où nul ne reviendra, dit [Aragorn]. La valeur sans renom sera alors nécessaire car personne ne se rappellera les exploits accomplis dans l'ultime défense de vos demeures. Les exploits ne sont pas moins vaillants pour n'être pas loués»
Et elle répondit: «Toutes vos paroles n'ont d'autre but que de dire: vous êtes une femme et votre rôle est dans la maison. Mais quand les hommes seront morts au combat et à l'honneur, vous pourrez brûler dans la maison, car les hommes n'en auront plus besoin. Mais je suis de la maison d'Eorl et non pas une servante. Je puis monter à cheval et manier l'épée, et je ne crains ni la souffrance ni la mort»
«Que craignez-vous, Madame? » demanda-t-il.
«Une cage, répondit-elle. Rester derrière des barreaux, jusqu'à ce que l'habitude de la vieillesse les accepte et que tout espoir d'accomplir de hauts faits soit passé sans possibilité de rappel ni de désir» (Le Retour du Roi, Livre V, chap. II)
Dans sa thèse sur les personnages féminins tolkieniens, Pernigoni écrit: «Eowyn refuse de se soumettre à la position qu’Aragorn, ici porte-parole de tout l'univers masculin qui l’entoure, veut lui attribuer. Bien que ce soit une tâche honorable, que même un homme aurait accepté sans question, la jeune fille la rejette fermement: après avoir toujours vécu dans l'ombre de son oncle et de son frère, elle réclame maintenant l'indépendance et la liberté de choisir le cours à donner à sa vie. Ses jambes n’étant plus «défaillantes» [fragiles] et son orgueil l'ont conduit à remettre en cause le pouvoir masculin qui prévaut non seulement dans le Rohan, mais aussi dans l'ensemble de la Terre du Milieu "(op. cit., chap. III-4).
Dans cette rébellion Eowyn trouve un petit allié, le hobbit Merry, frustré d'avoir à subir le même sort que les femmes, c'est-à-dire rester en arrière, et ne pas être en mesure d'aider ses amis. Ensemble, prenant les habits des guerriers, ces deux-là rejoignent en secret la cavalerie de Rohan et prennent part à la bataille des Champs du Pelennor, où ils sont les protagonistes d’un des épisodes clé du roman: la destruction du chef des Nazgûl, le Roi Sorcier.
Le sort du serviteur le plus puissant de Sauron avait été prophétisé des siècles plus tôt par l’elfe Glorfindel: «Il ne tombera pas de la main d'un homme ".
La prophétie semble prête à se réaliser avant même l'arrivée du contingent du Rohan dans la bataille, lorsque le roi Sorcier est sur le point d'affronter Gandalf le Blanc. En effet Gandalf est un Maia, ou un messager des Valar; ne faisant pas à proprement parler partie de la race humaine, il semble être prédestiné à vaincre le chef des Nazgûl. Mais ce que l’on découvrira peu après c’est que le mot «homme» de la prophétie ne fait pas référence à la race humaine, mais plutôt au genre, c'est à dire un individu adulte masculin. Il ne fait aucun doute que de ce point de vue Gandalf correspond à cette catégorie. Si donc le duel devait avoir eu lieu, Gandalf serait probablement condamné à perdre 16.
Cependant, la confrontation verbale qui se présente comme le prologue à la bataille entre les deux adversaires est arrêtée dans son élan par les cornes du Rohan, qui détournent l'attention du chef des Nazgûl. À partir de là, sa proie sera le roi Théoden, qui tombera sous les coups de son attaque. Toutefois, alors qu’il gît agonisant dans la poussière et que le spectre s’avance pour l’achever, un chevalier s’interpose entre lui et le roi. Le chef Nazgul répète donc la prophétie à l'interprétation erronée, prophétie par laquelle il se sent protégé : «Aucun homme vivant ne peut m'arrêter ".
En réponse, le guerrier ôte son casque libérant une chevelure de femme: «Mais je ne suis pas un homme vivant! C'est une femme que tu vois. »
Que l'acte d'Eowyn puisse révéler l’interprétation correcte à donner à la prédiction est une idée qui doit traverser un instant l’esprit du chef des Nazgûl ("l'esclave de l'anneau est resté silencieux, comme saisi d'un doute soudain "), mais cela ne l’empêche pas d’attaquer. Son coup est puissant, brise le bouclier et le bras de la jeune fille, mais lorsqu’il se prépare à infliger un second coup, il est touché à la jambe par l'épée de Merry, épée forgée à une époque reculée dont la réalisation fut accompagnée d’incantations spécifiques contre ce même roi Sorcier. Le mouvement désespéré du petit hobbit, que le chef Nazgûl n’avait certainement pas considéré comme un adversaire potentiel, donne le temps à Eowyn de reprendre ses forces pour transpercer et détruire l'ennemi. Une fois de plus, le canon héroïque est renversé: le plus formidable adversaire du Bien n'est pas vaincu par les guerriers puissants, mais par l'action conjointe de deux «faibles», une femme et un demi-homme. Et si le coup porté par Merry au fantôme est efficace en raison de la particularité de l'épée qu’il brandit, l’estocade d’Eowyn est mortelle grâce à la puissance féminine qu'elle incarne. Blessés tous les deux, ils seront ensuite transportés à la Maison de la guérison dans la ville de Minas Tirith, où seules les mains royales et expertes d’Aragorn seront capables de guérir des blessures mortelles dont ils sont porteurs. C'est là qu’Eowyn rencontre Faramir pendant sa convalescence. Également blessé il est déjà presque guéri. Le noble Gondorien tombe amoureux d’elle dès le premier regard et alors que passent les jours, entre les deux nait une douleur partagée, alourdie par l'incertitude quant au destin de la collectivité. Avec Faramir, Eowyn prend conscience de manière évidente que son amour pour Aragorn est une chimère, c’est l’amour d'une femme-soldat pour son capitaine, et non celui d'une femme pour un potentiel partenaire de vie. Enfin, il lui déclare sa flamme. Mais lorsqu’il lui demande si elle partage ces sentiments, Eowyn, au lieu de donner une improbable réponse, annonce qu'elle va déposer les armes: «[...]Ne m'aimez-vous pas, Eowyn? »
Alors, le coeur d'Eowyn changea, ou bien enfin comprit-elle. Et soudain son hiver passa et le Soleil brilla sur elle.
«Je me tiens dans Minas Anor, la Tour du Soleil, dit-elle, et voilà que l'Ombre est partie! Je ne serai plus une vierge guerrière, je ne le disputerai plus aux grands Cavaliers, et je ne trouverai plus la joie dans les seuls chants de massacres. Je serai guérisseuse, et j'aimerai tout ce qui pousse et n'est pas stérile» Et elle regarda de nouveau Faramir. «Je ne désire plus être reine», dit-elle. » (Le Retour du Roi, Livre VI, chap. V) Eowyn accepte implicitement l'amour de Faramir et deviendra plus tard sa femme, scellant d’un mariage royal l'alliance renouvelée entre le Gondor et le Rohan. Ceci met un terme à sa rébellion, l'héroïne rentre dans le rang du monde patriarcal. La vierge guerrière doit retrouver son véritable rôle de femme, cessant ainsi d'être un facteur de déstabilisation de l'ordre social établi. Il serait simpliste d'attribuer la soudaine fin heureuse d’Eowyn à une recherche exclusive d’une solution de rééquilibrage dans ce contexte de société féodale qu’est la Terre du Milieu. Tout d'abord, parce que le choix d’Eowyn n'efface en rien la valeur de l'acte héroïque - l'assassinat du chef des Nazgûl – réalisé grâce à son acte de désobéissance face au pouvoir patriarcal. Le résultat obtenu sur le champ de bataille reste bien présent, au cœur de l'histoire, avec sa charge discriminante pour le sort de la collectivité et son unicité problématique; il n'y a pas de paix finale qui puisse en réduire le sens. Deuxièmement, en lisant attentivement les paroles d’Eowyn nous réalisons que le renoncement aux armes et le retour vers le rôle de la " Dame Blanche du Rohan "n'est pas tant la défaite de ses ambitions qu’une nouvelle prise de conscience. La réponse manquée à la question de Faramir ("... ne m'aimez-vous pas, Eowyn?") révèle l’absence d’influence d'un improbable sentiment personnel face à une réalisation beaucoup plus importante. Eowyn déclare qu’elle deviendra une «guérisseuse» et qu’elle aimera « tout ce qui pousse et qui n’est pas stérile ». La décision de ne pas devenir une reine guerrière coïncide avec le rejet de la bonne mort celle que l’on obtient au combat et qu’elle avait souhaitée jusqu’à ce moment et avec le renoncement au pouvoir de commander, et ceci en faveur du pouvoir de guérir et soigner. Dans le choix d’Eowyn résonnent en écho les mots d'un célèbre roman de Christa Wolf où Cilla l'esclave s’adresse à l’amazone Penthésilée tentant de la convaincre de ne pas chercher la mort dans la guerre: «Entre tuer et mourir il y a une troisième voie: vivre" (C. Wolf, Cassandre, 1983). De cette manière, le final d’Éowyn suggère une nuance qui s’ajoutera au message véhiculé par le roman. Si seulement le renoncement au pouvoir (la destruction de l'Anneau) peut mener à la défaite du Mal, ainsi de même seul le soin - ou l'acte de s’occuper de la vie, de « ce qui croît » - peut guérir le monde des blessures endurées par le Mal lui-même. Cette prise de conscience ne scelle pas un destin spécifiquement féminin, mais place Éowyn sur la ligne d'arrivée juste à côté du jardinier Sam Gamegie, le vainqueur moral et concret de l’histoire. Les deux personnages se métamorphosent au cours de l'histoire – l’un progressivement, l'autre d’un seul coup – en découvrant par eux-mêmes un destin bien différent de ce qu'ils avaient imaginé au début. Les deux finissent par saboter les attentes générées par le modèle héroïque dominant, indiquant la possibilité d'un héroïsme différent, en apparence «faible», qui sans exclure le sacrifice pour le bien commun, propose en contrepoint à la fascination pour la mort un lien à la vie inattaquable, aux sentiments, à la nature. C'est une version de l'héroïsme plus ancienne que la version monolithique virile, capable non seulement de prendre pleinement en compte l'influence du féminin et sa force inépuisable, mais surtout de comprendre le changement, la transformation de soi comme un instrument indispensable à la réalisation de l’entreprise, et donc à l'évolution humaine. "Il semble que le noyau du mythe de la Déesse soit le suivant : il n’est permis à personne de rester pendant longtemps ce qu'il est. C’est ce qui fait que le monde va de l'avant comme une création continue" (H. Zimmer, op. Cit).