POST 1 - Prologue - Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal - Fire & Shadow – Le feu et l’ombre - Quête de Vision ou « Hanbleceya »
(Texte intégral téléchargeable en bas de cette page)
Prologue
Automne 2016, je viens de fêter 50 ans. Mon fils va en avoir 19 et, comme moi à son âge, part pour les États-Unis chez mon vieil ami pour un stage dans le domaine de l’environnement. Mon père affronte un nouveau cancer et l’instabilité de mon microcosme entre en résonnance avec l’instabilité du macrocosme. Donald Trump est élu et est sur le point de devenir le 45ème président des USA. Cet automne-là dans le Dakota du Nord, les indiens Sioux manifestent pacifiquement contre la construction d’un pipe-line qui devrait passer au milieu de leurs terres sacrées, terres ou serpente le fleuve Missouri, qui irrigue une bonne partie du Midwest américain. Ils seront violemment réprimés par des forces de police aidées par des milices privées. Ces deux événements me soufflent à l’oreille que nous entrons dans un nouvel ordre du monde. On ne cachera désormais plus l’autoritarisme derrière une fine couche de vernis démocratique...
Au niveau boulot, je suis depuis 2 ans dans une équipe d’accompagnement psychiatrique en milieu de vie et je prends physiquement conscience du mal-être endémique qui touche la société occidentale. Pendant de nombreuses années, ce qui me réparait de ce métier au contact des naufragés de ce monde moderne était la nature sauvage. C’est là que je me ressourçais, que je reprenais pied sur la terre, nature vierge, généreuse, foisonnante, dure, amorale et simple, je rechargeais mon cœur d’espoir et de bienveillance avant de retourner dans ce monde immoral et complexe des humains.
Mais l’état de la planète, violemment maltraitée par cet anthropocène me fait prendre la mesure de la catastrophe qui s’annonce. Je ne peux m’empêcher d’être envahi par des scénarios catastrophe, des métaphores tristes : « Le Titanic a touché l’iceberg, Trump et les autres dictateurs du capitalisme sauvage sont dans la cabine de pilotage, les super-riches s’en accommodent merveilleusement bien puisqu’ils achètent les canots de sauvetages et croient pouvoir s’en sortir. Je ne peux plus accepter docilement de prendre soin des souffrances des hommes qui vont contribuer à faire tourner ce bateau qui coule. Je ne suis pas un héros, je n’ai pas de compétences d’orateur, je ne monterai pas sur une scène haranguer les foules – certains le font déjà depuis longtemps, très bien et pourtant sans succès- je suis juste un psychologue... ». Je suis étouffé par un besoin urgent de fuir, de sauver ma peau et celle de mes proches...
Mon cabinet d’analyste me sédentarise et dans cet état d’esprit, je sens qu’il faut que je me libère de cette amarre qui m’emprisonne. Hasard ou synchronicité, il est temps de signer pour 3 nouvelles années dans ce cabinet soit rompre le contrat de bail. Je décide, comme on se jette à l’eau, en écoutant un instinct de survie de ne pas renouveler le bail et je passerai les six mois suivants à travailler la séparation avec mes patients. Je sens aussi que je dois à ces patients que je quitte de rompre cette relation thérapeutique pour un engagement qui fait sens. Cet hiver 2016-17 est passé à beaucoup réfléchir, méditer et je lis James Hillman avec son titre de 1992 ( 1998 pour l’édition française) qui fait écho : « Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal ».
Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal
James Hillman dans ce livre qui est construit comme un échange épistolaire entre lui et le journaliste Michael Ventura remet en question le travail psychothérapeutique.
D’abord défendant le travail d’introversion, il attribue à la psychothérapie la capacité de faire le travail de « fabrication de l’âme », expression des romantiques. Mais cette fabrication se réalise aussi et surtout en vivant sa vie et non pas seulement en se retirant du monde pour un travail intérieur ou en allant « au-delà » du monde dans des exercices spirituels ou des pratiques méditatives. Fabriquer l’âme c’est vivre et se demander comment tel ou tel événement pèse sur l’élaboration de l’âme. Ainsi Hillman après s’être inspiré des romantiques se détache d’eux dans leur interprétation du monde extérieur qui serait simplement utilitaire, servant à construire l’âme. Cette position selon lui néglige le monde, celui-ci étant vu comme objet au service de la construction de l’âme humaine, l’être suprême.
Mais qu’en est-il de l’âme du monde, se demande-t-il ?
Hillman écrit : « La situation critique du monde, la souffrance des océans et des rivières, de l’atmosphère et des forêt, la laideur des villes et l’appauvrissement des sols nous ont certainement forcé à sentir que nous ne pouvons pas traverser le monde pour notre seul bénéfice et que nous détruisons en réalité notre âme quand nous prétendons la sauver » (Hillman, 1998, p. 57)
Il est impossible de construire notre âme au détriment de l’âme du monde. Ainsi « la construction de l’âme doit être réimaginée. Et il faut pour cela remonter à l’alchimie, Platon et surtout aux psychologies animistes tribales qui sont toujours concernées principalement non par les individualités mais par l’âme des choses » (Hillman, 1998, p. 58)
Mens sana in corpore sano mais où le corps serait le corps du monde !
Le corps du monde doit être remis en bon état, dit-il. Car dans ce corps est aussi l’âme du monde. Si on ne maintient pas ce monde en bonne santé, nous allons devenir fous. Le manque de respect de l’environnement (le corps du monde) fait partie intégrante de notre folie personnelle. Cette position de Hillman est complètement en phase avec la thèse de l’éco-psychologie qui sera développée un peu plus loin.
Le concept d’individuation – dans son acception jungienne- se doit d’être étendu pour qu’il signifie l’individuation de chaque moment de la vie, chaque action, chaque relation, chaque chose. « L’individuation des choses et pas seulement mon individuation avec sa croyance en un Soi intérieur qui fait que mon attention au monde extérieur se porte vers mon traitement, mon voyage » (Hillman, 1998, p 58).
Hillman insiste sur le potentiel d’âme des objets, parce qu’aujourd’hui, nos symptômes sont en rapport avec les objets. Nous avons peur des choses au milieu desquelles nous vivons, de tout ce que nous mangeons, buvons, respirons. Notre environnement proche est devenu hostile et les choses sont devenues létales, les objets peuvent nous liquider. On vit dans un monde d’objets tueurs animés.
Les choses ne sont plus seulement des matières inertes, support de projections du « malade ». Ca c’est la position de la psychiatrie classique. Pour la psychiatrie traditionnelle, l’environnement est toujours inanimé, matière morte et le stress, par exemple, provient du champ psychique, des relations personnelles du patient (mort d’un être cher, divorce, faillite, échec...)
Maintenant on démontre que le stress vient principalement des irritations de la vie quotidienne qui pour Hillman sont des désordres esthétiques de l’environnement : le bruit, la foule, le trafic automobile, la qualité de l’air, l’hypercommunication, la bureaucratie, les hôpitaux...
« Nous sommes en mauvais état parce que notre monde physique est distordu...La thérapie va devoir sortir du cabinet avec le client, peut-être même faire des visites à domicile... » (Hillman, 1998, p 93)
Hillman parle comme un systémicien quand il dit que le psychisme existe pleinement dans les systèmes relationnels et que l’étape suivante consiste à réaliser que la ville où le corps vit et se déplace et où le réseau relationnel est tissé est aussi psychique – et en dernier cercle la nature et la Terre est psychique – pour postuler une psyché écologique où la frontière moi/non-moi du cartésianisme ne tient plus ! (Hillman, 1995)
Alors la conclusion de Hillman entre en écho avec mon état d’esprit par rapport à la psychothérapie :
« Si la psychothérapie c’est aider le patient à s’adapter, à normaliser leurs bizarreries s’accepter eux-mêmes ou la situation – plutôt que de refuser l’inacceptable, alors le thérapeute collabore à ce que veut l’État : des élèves dociles... La thérapie pour apprendre à contrôler son merdier intérieur... Mais que se passe-t-il si ce merdier n’est pas le tien ni celui de tes parents mais le merdier de G. W. Bush !? » (Hillman, 1998, p 182)
Alors l’adaptation veut dire compromis et la dysfonction devient une déclaration politique. La page 184 décrit la propre crise de Hillman qui se vivait comme psychothérapeute dysfonctionnel et qui se décide un jour à quitter le travail psychothérapeutique classique.
« Allons dans une autre direction avec la thérapie, vers l’art. L’art donne forme à la folie plutôt qu’il ne la réprime, l’art agit comme révélateur de la justice sociale et de l’indignation morale ... » (Hillman, 1998, p185)
« ... Il s’agit de libérer le champ psychique de la dictature du Moi... » J’entends et je souscris à ces mots de Hillman alors que le printemps 2017 remet en vie la nature autour de ma maison, seconde synchronicité ! Le programme Fire & Shadow (Roberts & Kingsnorth, 2017) que je découvre sur internet associe deux références que je suivais virtuellement depuis quelques temps. Andres Roberts, guide nature anglais proposant des retraites en nature sauvage, avait déjà piqué ma curiosité. Paul Kingsnorth écrivain, journaliste et activiste environnementaliste anglais avait écrit un manifeste, le Dark Mountain Manifesto (Kingsnorth & Hine, 2009) que j’avais dévoré et entrepris de traduire tellement je me sentais proche de ses mots. Il dénonçait avec son co-auteur Dougald Hine le mythe moderne d’un moi tout puissant sur la matière. Ils invitaient par ailleurs de manière radicale à renoncer aux histoires du mythe moderne du progrès nous enflant d’une Hubris suicidaire pour commencer à raconter une nouvelle mythologie qui prendrait sa source hors du matérialisme moderne. Quand je découvre ces deux personnes associées dans ce projet je suis très intéressé, mais aussi très hésitant, le programme s’étend sur près de 8 mois, rassemble des participants anglophones ce qui demande un véritable engagement.
La Nature viendra à mon aide pour décider. Alors que je dois donner ma réponse à l’organisateur, je souhaite secrètement qu’un signe me soit envoyé, un rêve, quelque chose... Ce matin-là pataugeant dans mes hésitations, un chevreuil fait son apparition dans mon jardin, marchant calmement depuis le jardin du voisin à travers le mien, il se faufile à travers la haie négligée de mon terrain pour se perdre dans le bosquet derrière chez moi...
Avec cette 3ème synchronicité, il devenait clair que soit je suivais le chevreuil comme Alice avait suivi le lapin blanc, soit je renonçais dorénavant à tout voyage d’exploration hors des habitudes de la raison. Je me retrouvais comme Neo dans Matrix à qui Morpheus propose la pilule bleue ou la pilule rouge....
Je choisis la pilule rouge et je suis descendu avec le lapin blanc au Pays des Merveilles...
Fire & Shadow – Le feu et l’ombre
La grande ligne philosophique de ce programme cherche à « explorer l’état du monde dans lequel nous sommes, notre place et comment nous pourrions arriver à tisser une nouvelle forme d’histoire dans un monde où on ne croit plus trop à de grands changements politiques et planétaires mais où il faut peut-être inventer de nouvelles manières de voir et repartir de la base » (présentation Fire & Shadow sur leur site internet, texte inexistant suite à la mise à jour du site).
4 étapes nous ont occupés sur plus de 8 mois.
La 1ère étape était une retraite d’une semaine dans les Highlands, un contact direct avec la nature sauvage. Nous campions dans la lande du parc naturel de Alladale, des ateliers d’échange et créatifs nous ont aidés à préparer une expérience en solo dans la nature sauvage de 24H en jeûnant et avec le minimum de protection (tente ou simplement sac de couchage). Il s’agit d’une expérience qui s’apparente aux quêtes de vision Lakotas, rituel d’immersion dans la nature des tribus amérindiennes.
Après cette première étape, une 2ème s’est ensuite engagée après le retour. Nous nous retrouvions en sous-groupe par Skype pour tenter de soutenir et faire progresser des projets personnels nourris par cette expérience faite en nature. Des vidéo-conférences ont été organisées avec des intervenants extérieurs et d’autres activités pour nourrir l’esprit de « tribu ».
En octobre, l’automne 3ème saison, était le temps de la deuxième retraite. Elle nous a réunis dans les Carpathes en Roumanie pour une autre semaine en pleine nature sauvage et un second solo de 24 heures.
La 4ème étape en hiver a été question de clôturer de manière virtuelle d’abord autour de la conférence d’un mythologue anglais (Martin Shaw) et d’échanges sur comment maintenir ces énergies vivantes. Il a été décidé de se donner des rendez-vous par e-mail aux moments charnières des cycles de la nature.
Quête de Vision ou « Hanbleceya »
Il s’agit d’un rituel d’inspiration amérindienne. Hanbleceya signifie en Sioux Lakota :
« Han » : nuit
« Ble » : Je pars, je suis en voyage
« Ceya » : pleurer, se lamenter, appeler.
Il s’agissait d’un rituel d’isolement réalisé tant par les hommes médecine que par les jeunes qui devenaient adultes. Le rite pouvait se faire dans des conditions extrêmes. Il y avait d’abord un rite de purification dans la hutte de sudation, puis une phase solitaire, nu, sans eau, sans nourriture pendant 3-4 jours et l’initié survivait dans un cercle de pierre qu’il ne quittait pas, le cercle correspondant à la roue de médecine amérindienne.
Le but de la quête de vision était pour les initiés de recevoir de la nature des signes pour répondre à certains besoins, des visions, révélations sur eux-mêmes ou sur les chemins que devait prendre la tribu. La quête de vision se faisait aussi pour témoigner d’un cadeau reçu des esprits.
Ce rituel créait un insight profond et une sorte de connexion intime avec la nature et toutes les formes de vie avec lesquelles les hommes étaient reliés, rendu par le terme Lakota de Mitakuye Oyasin (tous les membres de ma famille).
Au retour, l’initié était accueilli par les anciens dans un rituel de partage, le « Give Away » où il racontait son expérience et les Anciens, passés par là avant lui, interprétaient les visions. (White Hat, 2012)
Le dispositif pratique d’une quête de vision moderne.
D’abord chacun, après avoir exploré et fait connaissance avec le territoire, choisit ou se sent choisi par un lieu, un « spot ».
Les consignes de sécurité, une introduction à la symbolique du cercle sacré et de la roue de médecine amérindienne ainsi que le rituel d’installation dans la roue de médecine sont présentés.
Le participant rejoint son lieu de solo où il s’isole pendant 24h, sans aucune distraction moderne, sans faire de feu, sans nourriture, seulement avec de l’eau et le niveau de confort qu’il se sent prêt à supporter (tente, ou à la belle étoile, etc..). Il restera confiné dans ce cercle sacré d’une dizaine de mètres de diamètre tout au long des 24 heures soit un cycle complet de lumière du soleil.
Au retour, le groupe se retrouve, brise le silence, le jeûne et partage les expériences, c’est le moment du « Give Away ».
Quelques mots sur la roue de médecine : C’est une très puissante figure holistique qui offre une vision globale, donc écologique, de l’interdépendance dans la nature. Le rituel de la roue de médecine est la représentation concrète du cercle de la vie. Il s’agit d’une métaphore-symbole du cercle de la vie, de l’interconnexion de toutes les manifestations de la nature, de sa relativité du temps et de l’espace. S’y inscrire, s’y relier c’est permettre de se laisser restaurer, se rééquilibrer. (Rochon, 2011).
Chaque tribu a sa représentation et un symbolisme propre, c’est pourquoi on trouve, au-delà des grandes règles immuables de sa conception, des roues de médecine variées. Voici une représentation parmi d’autres que je trouve fort riche en évocations symboliques.
Il s’agit pendant ces 24 heures, au sein de ce cercle symboliquement chargé, d’engager une communication imaginale avec ces symboles, chaque initié, porté par ceux-ci peut approfondir sa méditation.
La roue de médecine et le cercle sacré ne sont pas des dispositifs proprement amérindiens. Quand on lit Mircea Éliade dans son essai intitulé « le profane et le sacré », on découvre que ces éléments se retrouvent dans toute approche shamanique où le shaman, le temps du rituel, quitte notre espace-temps profane, c’est-à-dire linéaire et homogène, pour entrer dans le temps et l’espace sacré, c’est-à-dire un temps cyclique (donc éternel) et un espace transcendant (lieu de liaison entre le ciel et la terre). Chez les Amérindiens le même mot désigne d’ailleurs « monde » et « année », ce qui fait dire aux Lakotas notamment que « l’année est un cercle autour du monde ».
Les religions chrétiennes ont aussi leurs cercles sacrés, il s’agit de nos églises dont les critères de construction obéissent à une symbolique qui rappelle la roue de médecine et le cercle sacré. Éliade nous rappelle d’ailleurs dans ce livre la symbolique de l’église byzantine toujours orientée Ouest-Est où le profane entre par l’Ouest (comme l’initié Sioux entre toujours par l’Ouest dans son cercle sacré) et la dimension éternelle et spirituelle se place à l’Est (l’autel et la pièce des sacrements du côté du soleil levant, espace sacré et accessible au seul prêtre). L’axe vertical du dôme des églises permet, le temps de la cérémonie, la communication verticale entre le monde matériel et le monde spirituel, les solstices étant eux-mêmes parfois honorés comme dans la conception de l’ouverture en forme d’octogone du dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence.
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