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Writer's pictureChristian Poelmans

2 - Le jour où la terre s'est remise à parler - Quêtes de vision et éco-psychologie

POST 2 - mon expérience personnelle - réponses et lectures


Mon expérience personnelle

Cette expérience profondément sensorielle est difficile à restituer en mots. Mais je noterai quelques éléments qui auront bien voulu prendre une forme partageable et qui ont accompagné ma recherche par après.

La chute du soleil derrière l’horizon a éveillé en moi une peur atavique vieille de 800 000 ans. Du fin fond de ma mémoire archétypale, je me suis retrouvé l’espace de quelques heures le contemporain de nos ancêtres avant la découverte et la maitrise du feu. L’angoisse et le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité qu’il y a à être nu au milieu des éléments sans endroit où s’abriter du froid et sans la lumière qui permet d’anticiper l’attaque des prédateurs m’a submergé. J’ai senti dans mon corps ce que Comès, ce grand dessinateur de l’imaginaire chamanique ardennais, faisait dire à son personnage dans « La Belette » : « Le dieu Feu a été le premier allié de l’homme contre les grandes peurs de la nuit » (Comès, 1983). Plonger dans mon sac de couchage fut comme avoir un château qui se matérialisait autour de moi. Il ne faut finalement pas grand-chose pour se sentir protégé. Sécurisé, l’esprit est alors libre de s’émerveiller. La lune et les étoiles se mutent alors en un spectacle théophanique. La course à la sécurité, commencée il y a 800 000 ans , est aujourd’hui ce qui nous tue. Faire reculer la ligne de prédation ne s’arrête plus. Nous sommes sociétalement comme ces patients qui poursuivent un comportement défensif alors que la situation ne le justifie plus. Je découvre la sensation d’être un petit animal parasite sur le dos d’un monstre merveilleux endormi, qui respire lentement. Son poil, cette herbe courte, et ses veines, cette rivière qui ruisselle devant mes pieds nous les partageons avec les autres formes de vie... La terre vit, la terre a une âme, les métaphores sont vraies, la pensée magique n’est peut-être pas qu’une étape infantile de notre cognition... Nous y avons renoncé au profit de la croissance de la raison, mais ne faut-il pas y revenir un jour d’une manière ou d’une autre ? Je suis pendant 24 heures dans la participation mystique décrite par l’anthropologue Levy-Bruhl. Je deviens la fleur, la terre, l’eau, l’arbre et je me souviens du poète zen Basho qui, dans ses haïkus, cherche à devenir l’élément vivant pour lui donner la parole, là où le poète occidental de son côté, coupera la fleur et s’extasiera en vers esthétiques mais techniques devant la vie qu’il vient d’arracher (Suzuki, Fromm & De Martino, 1981).

Pendant ces 24 heures seul, nu dans cette lande sauvage aux confins du monde, au-delà du mur d’Hadrien, là où même Rome avait renoncé à étendre sa conquête « civilisatrice », des images, des sortes d’insights, des révélations peut-être s’invitent et il m’apparait évident que sous la couche superficielle de ma « vocation » de psychothérapeute des individus, se révèle une seconde couche, un appel à soigner la dépression de mon grand-père italien, qui avait finalement beaucoup de points communs avec la détresse des Amérindiens des grandes plaines des États-Unis ou d’Amazonie. La souffrance d’un monde traditionnel et naturel face à l’avancée inexorable du monde moderne.... Comme cette satanée route construite par les ingénieurs des ponts et chaussées italiens qui avait détruit le paradis de mon enfance et le territoire de mon grand-père et qui avait probablement précipité la vieillesse de ce vieux garde-forestier dans le désespoir.

Je redescendis de ce solo avec l’impression qu’il était temps pour moi de m’occuper de cette couche-là.

Comme je le disais plus haut, il y a comme quelque chose de l’âme des choses qui s’est revitalisé par cette expérience pour moi.

Quelque chose que j’appelle néo-animisme, dans le sens où je sens que j’ai renoué avec une dimension animiste de celle que l’on trouve dans les pensées et dans l’art des cultures dites « primitives » ou traditionnelles de manière plus officielle. Ces expériences où on est au plus proche de l’âme des choses, comme dans la poésie asiatique dont je parlais plus haut, on les retrouve également dans les chants lapons, nos derniers indiens d’Europe, les jojks : là où la poésie occidentale chante à propos de la forêt, de l’animal, avec les jojks les lapons sont, le temps d’une mélodie, la forêt, l’animal, le vent ou la pluie (découvrir les jojks avec le musicien lapon Torgeir Vassvik).

Lors de cette semaine, nous avons également fait une expérience avec l’artiste Caroline Ross (https://carolineross.co.uk/tag/painting/) de peinture avec des pigments naturels, extraits de la terre, révélant d’une certaine façon dans l’œuvre matérialisée le corps subtil, l’âme des choses. Écrire à l’aide d’une plume d’oie taillée sur place, trempée dans une encre noire réalisée avec des noix de Galles, mijotées dans une casserole remplie d’eau et de vieux clous rouillés sur du papier fait main relié par des brins d’herbe tressés a été une expérience puissante. Poser cette matière sur le papier pour écrire des mots fut comme donner une sorte de chair au langage et une sorte d’âme à la terre et la matière.. L’artiste comme un passeur d’une révélation, il m’apparaissait comme une évidence la fonction de l’art comme révélateur de l’âme de la nature.

Cette expérience riche a d’abord soulevé de multiples questions :

- Qu’est-ce que j’ai vécu ?

- Était-ce un état modifié de conscience ?

- Était-ce une expérience animiste ? Avais-je renoué avec ce que les anthropologues nomment la participation mystique des cultures primitives ?

- Était-ce un insight de la notion d’âme du monde dont Jung et Hillman parlent ?

- Que faire de ce sentiment de partager la vie et l’âme avec toute la création ?

- Que faire de cette intuition d’écologie spirituelle ?

- Si la terre vit, si elle a une âme alors faut-il resacraliser la terre pour participer à sa sauvegarde ?

De plus, de retour chez moi, « l’état de grâce » s’est poursuivi. Je retournais régulièrement dans la forêt et d’autres expériences « numineuses » m’attendaient (liens hypertexte ici : « rivière » , « photo des microcosmes »), ma créativité restait en ébullition et je redécouvrais la poésie avec une nouvelle clé : « les métaphores sont vraies »

Ces questions surfent sur plusieurs vagues à la fois, une expérience psychique individuelle, une nouvelle expérience de l’art, des questions qui concernent l’écologie et l’engagement politique pour une société qui tient compte de la question environnementale , des questions sur la spiritualité et son renouveau avec sa place chez Jung, mais aussi dans les mouvements de renouveau spirituel que les anglo-saxons appellent le New Age et qui rassemble sous ce terme les revivals druidiques, celtes, amérindiens et approches du bien-être orientalisantes.

Les chapitres suivants proposent de présenter un tableau de mes tentatives de répondre à ces questions et de rendre une certaine cohérence à ces expériences et ressentis multiples. Depuis toujours, j’ai cherché à enraciner mon exploration à la terre d’occident, à essayer dans la mesure du possible d’user de la pensée analytique plutôt que de commencer à parler une langue qui n’est pas la nôtre. Je ne suis pas un amérindien, je ne suis pas chinois, mais cette expérience est à mon sens universelle et c’est ainsi que j’ai cherché à renouer avec les traditions occidentales des rapports à la nature plutôt que de m’orientaliser. Mon point de départ a été de chercher ce que dit l’université, rendez-vous incontournable de notre pensée occidentale.. Alors en l’occurrence ici, j’ai abouti chez un psychosociologue canadien. Quand on y pense un instant on ne peut être mieux placé pour faire pont entre la tradition de pensée européenne et amérindienne que dans une université canadienne.


Réponses et lectures

Serge Rochon, psychologue canadien a mis depuis plus de 25 ans les quêtes de vision au programme de la formation des psychologues sociaux de l’université du Québec. Dans son livre « Solitudes en nature », il propose une vision moderne et nourrie aux deux cultures des quêtes de vision des indiens Lakotas.

Quelles sont les motivations, se demande Rochon, pour s’immerger en nature actuellement. C’est la volonté d’approfondir la connaissance de soi en faisant l’expérience d’un rituel ancestral presqu’oublié. Il s’agit ensuite d’un outil, au-delà de la curiosité pour les cultures amérindiennes, qui permet de faire office de révélateur. Les participants découvrent des dimensions psychologiques, écologiques, spirituelles de leur questionnement de soi. Ces quêtes de vision sont certainement aussi une saine réaction à la modernité et sa vision du monde matérialiste, utilitariste, désacralisée, individualisée et anthropocentriste. Une quête de vision représente une pertinente occasion de réfléchir à nos façons de vivre au sein de la modernité, cette modernité héritière du rationalisme de Descartes et dont la mission « divine » donnée à l’homme était d’assumer la domination de la nature.

Depuis Descartes, l’homme occidental pense. Alors, justement, l’homme pense mais il semble ne plus vouloir faire que ça, penser avec sa raison. Certains sociologues comme Weber observent et déplorent cette objectivation du monde, ce désenchantement du monde. Il mène à l’usage de la nature à des fins d’exploitation. Le progrès est longtemps défini comme la victoire de la raison sur la nature instrumentalisée, avec comme aboutissement la dictature de la raison tout en déconsidérant les autres modes d’appréhension de la réalité (comme l’intuition ou le sentiment par exemple). La foi inébranlable dans les solutions humaines et techniques nous conduit à la démesure orgueilleuse, l’hubris grec.

Ainsi Rochon dit : « En échange d’un illusoire bien-être, l’homme moderne abandonne à la technique sa capacité d’établir avec le monde naturel des rapports différents, plus poétiques, magiques, mythiques, symboliques. L’homme paie la modernité au prix d’un désenchantment du monde».

Cette critique prend racine dans le mouvement romantique en Europe. La tradition littéraire naturaliste et le mouvement romantique du 18eme siècle proposent une alternative à la vision moderne du monde et donnent une base, un enracinement historique à ce que Rochon appelle l’écologie des profondeurs (en référence à Arne Naess, l’écologiste norvégien auteur de ce terme). Mohammed Taleb, philosophe de l’écopsychologie a d’ailleurs fait de ce point le centre de sa thèse dont je parlerai plus loin.

Le mouvement romantique a exalté la libre expression de la sensibilité individuelle, qui souvent trouvait son inspiration dans les mystères de la nature.

Ce que l’on sait moins c’est que le romantisme était un mouvement intellectuel autant qu’artistique. Ce mouvement a présenté en Europe jusqu’à la fin du 19eme siècle une critique féroce de la Révolution industrielle en croissance.

De lectures en lectures, je découvre qu’il y a une longue tradition du retrait en nature pour se réinventer. Et non pas seulement dans les mondes dits primitifs, mais également en Europe. Numa Pompilius, le second roi de Rome avait pour habitude de retrouver la nymphe Égérie dans la forêt. Elle était une rivière qui s’incarnait en une merveilleuse jeune femme et qui donnait des conseils à Pompilius sur la manière de gouverner Rome. Ces traditions de solitudes volontaires qu’on retrouve également chez les héritiers européens des Lumières ont fait l’objet d’un passionnant travail du philosophe Olivier Remaud dans son essai Solitude volontaire (2017) où l’on découvre comment de Montaigne à Rousseau, la question du retrait volontaire dans la nature était une pratique habituelle dans l’Europe romantique. Le titre du traité datant de 1840 du médecin allemand Johann Georg Zimmerman est à lui seul le témoin de l’importance de ces pratiques : « De la solitude, des causes qui en font naître le goût, de ses inconvénients, de ses avantages et de son influence sur les passions, l’imagination, l’esprit et le cœur ».

Aux États-Unis, les écrivains Walt Whitman et H.D. Thoreau, figures de proue du transcendantalisme, mettaient en avant l’essence spirituelle de l’homme ainsi qu’une vision d’une nature considérée comme lieu d’apprentissage et de recueillement. Thoreau là-bas est considéré comme le grand-père des mouvements écologistes du retour à une nature respiritualisée. Avec Thoreau et son livre « Walden ou la vie en forêt », les expériences de solitude en nature, la nature si on l’écoute ont des choses à nous dire.

Tous ces auteurs revisités par Remaud font l’éloge à leur manière du retrait. Pour être à soi, il faut se retirer de ce qui fait notre soi social. Thoreau choisit la forêt et entame une aventure quelque peu différente. Pour être à soi, il faut se débarrasser du soi qu’on était avant. Il s’agit de découvrir un nouveau monde en soi en faisant un pas de côté dans la forêt la plus proche, « car, dit-il, partir loin c’est juste fuir, partir loin ici, c’est se redécouvrir » ; ou encore « se perdre en soi comme on se perd dans les bois ». Thoreau est comme Robin des Bois, il se retire dans la forêt pour agir sur la loi. Le repli dans la forêt est un acte politique qui affirme que lorsque le terrain social est injuste, il convient de se retirer afin de protéger son intégrité morale, éthique pour ensuite parler à nouveau et différemment chacun à sa manière créative et personnelle (Remaud, 2017)

Thoreau et les transcendantalistes eurent une influence centrale pour la génération suivante des poètes, écrivains, activistes, penseurs du 20eme siècle que l’on retrouve au fondement de la révolution contre culturelle des années soixante et ce que l’on a appelé le mouvement du Verseau ou le New Age. Il sera question plus loin du New Age plus précisément car ce mouvement entretient avec Jung une relation trouble qu’il faut pouvoir clarifier sous peine de voir les expériences de Quêtes de Visions disqualifiées et dévalorisées.

Nous arrivons ici au constat que les crises environnementales et spirituelles de notre société occidentale se rejoignent dans les années 60’s. C’est ce que la pensée éco-psychologique tente à sa manière d’articuler et de conceptualiser.


L’éco-psychologie

L’éco-psychologie est la discipline qui interroge les racines anthropologiques de la crise écologique. Elle naît du rapprochement de 2 préoccupations au départ distinctes et qui se trouvent dans les années 80-90 sur un terrain d’observation commun.

D‘un côté, il y a la perception la préoccupation pour la souffrance psychique de l’homme, son approche par les théories systémiques et de l’autre la biologie environnementaliste.

Il s’agit d’un champ transdisciplinaire généré par la crise écologique qui explore les interrelations profondes entre la nature (notre maison commune) et la psyché humaine dans leurs dimensions conscientes et inconscientes.

Elle trace différentes pistes théoriques et pratiques dans un double dessein. D’une part, prendre en compte les composantes psychologiques et émotionnelles des problèmes environnementaux et de nos relations avec la nature (comment l’humain et son psychisme influencent l’environnement). D’autre part, il s’agit de replacer les souffrances et les pathologies humaines dans leur contexte écosystémique, intégrer le monde naturel et les apports de l’écologie dans les approches de la psyché humaine et les démarches thérapeutiques (comment les souffrances psychologiques sont liées à l’état de l’écosystème).

L’enjeu est en quelque sorte d’écologiser la psychologie et de psychologiser l’écologie, car l’humain et la planète sont inséparables et la santé de l’un dépend de la santé de l’autre.

Taleb, le philosophe de l’éco-psychologie, parle dans « l’Éloge de l’âme du monde » de 2 dynamiques : « l’une pose qu’il ne peut y avoir de salut (de santé, de soin ndlr) pour la nature vivante sans une métamorphose de la psyché. En termes jungiens, l’éco-psychologie appelle à une individuation d’ordre cosmique et non pas uniquement personnelle. C’est l’âme du monde qui est en nous qu’il faut amener à la conscience et non pas seulement nos histoires personnelles refoulées. Dans cette dynamique de sens, le chemin va de l’humain vers la Nature vivante, le cosmos animé ». C’est ce qu’on pourrait appeler psychologiser l’écologie ou encore mettre de la psyché dans la matière.

Dans une seconde dynamique, il s’agit d’ « amener à soi, intérioriser la Nature vivante par 3 voies d’intériorisation. Premièrement, par le corps en faisant des expériences sensorielles avec les éléments, avec la physique de la nature ; ensuite par l’âme, en faisant vivre en soi les images de la nature vivante, faire en sorte que par le biais d’une imagination active, créatrice, visionnaire, la nature physique extérieure trouve en nous un relais avec des états d’âme, des sentiments, des émotions, des affects ; enfin par l’esprit, l’esprit comme étant son intellect mais pas sa raison calculatrice mais un intellect imaginatif, un intellect rhapsodique qui déploie une vision sacramentelle de la Nature». C’est, autrement dit, intégrer la matière dans la psyché. (Taleb, 2015)

Ainsi la psychologie a besoin de l’écologie pour élargir au monde non humain sa compréhension de la psyché humaine, saisir les liens mutuels qui peuvent exister entre les maladies de l’âme et les maux de la planète, comme par exemple lorsque l’habitat naturel dégradé a des effets sur la psyché, ou lorsque l’on découvre un trouble du déficit de nature chez les enfants hyperactifs.

Les psychologues systémiciens et leur modèle d’identité relationnelle de l’humain lorsqu’ils proposent l’oignon et ses couches comme métaphore de cette identité ( cfr Caillé, référence ?) proposent une métaphore écopsychologique opérationnelle. Lorsque l’on conçoit l’identité humaine qui se construit par ses rôles relationnels successifs, on touche autant au niveau psychique, qu’au familial, qu’au local, qu’au politique, pour enfin ajouter la couche environnementale. Il est très difficile aujourd’hui de penser sans les concepts de transdisciplinarité de la pensée complexe développés depuis déjà longtemps par Edgar Morin (Morin, 1990).

La thèse de Mohammed Taleb, vaut la peine d’être développée car elle articule assez bien cette transdisciplinarité psyché-humain-art-politique-culture-dimensions historique-spirituelle et environnementale.




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